3.2. Théorie des acteurs-réseaux et objets intermédiaires

Le couplage des cognitions au monde matériel est central dans les paradigmes de la cognition située et distribuée. Il investit la relation entre cognition et technique en donnant une place centrale aux objets dans les processus cognitifs. La théorie des acteurs-réseaux a été portée par les recherches du sociologue Latour dans les années 1980. Apparentée à la « sociologie de la traduction », elle se différencie des théories classiques des réseaux en ne prenant pas uniquement en compte les humains, mais également les objets et les organisations. Elle cherche en effet à rendre compte de la nature et des réseaux entre des entités, sans tenir compte des propriétés des entités, et en particulier de leur nature humaine ou non. Les humains et les « non-humains » sont ainsi considérés de manière symétrique. Les relations sont le résultat de processus de translation dans lesquels chaque entité s’inscrit. Ainsi, les acteurs et les artefacts ne sont pas confinés dans une situation donnée mais sont traqués d’un point à un autre. Lorsqu’un réseau est interconnecté, il devient alors une nouvelle entité ou un nouvel acteur. Selon cette approche, une machine, un être humain ou une organisation sont considérés comme des acteurs-réseaux, avec les mêmes possibilités de transformation de l’activité.

La notion d’ « objet intermédiaire » a été proposée par Jeantet et Vinck (1995) en vue de considérer les objets techniques en cours d’activité de conception comme constitutifs des processus cognitifs. Cette proposition est une proposition d’opérationnalisation des idées de base de la théorie des acteurs-réseaux. En particulier, cette notion envisage les objets comme ayant un rôle interactionnel, c’est-à-dire comme pouvant faire les liens entre les actions des processus cognitifs. Selon Vinck (1999, 2000), les objets intermédiaires ne sont pas seulement des inscriptions matérielles se réduisant à de l’information. Ils sont des éléments concrets, contraignants à produire, à conserver et à utiliser. Ce sont des supports, des vecteurs, des matérialisations d’information, mais aussi des médiateurs des interactions entre les humains. Ainsi, les objets présents dans une situation ne sont pas neutres, ils sont des médiateurs de l’activité. Ils ne transmettent pas seulement de l’information, ils ne supportent pas seulement l’activité, ils la constituent. Pour Vinck (2000, p. 15), « Les objets ne sont donc pas des coffrets de connaissances qu’il suffit d’ouvrir pour découvrir et libérer les connaissances elles-mêmes. Les objets sont plutôt des statues pour lesquelles on ne peut dissocier la forme de la matière. (…) Le contenu et le contenant sont une seule et même chose. Rien ne sert d’ouvrir la statue ; il n’y a pas de contenu autre que son contenant. La matière et la forme de la connaissance sont la connaissance elle-même. Bien entendu, on peut construire un nouveau contenu-contenant supposé représenter le ‘véritable contenu’ de la première statue mais, ce faisant, on ne fait que fabriquer une nouvelle statue ». L’idée est que les objets modélisés ont une fonction d’inter-médiation sur plusieurs plans. Pour Brassac (2001a), cette fonction se manifeste sur trois plans : un intermédiaire entre le sujet et le monde (versant situé des processus cognitifs), un intermédiaire entre les acteurs (versant distribué des processus cognitifs) et un intermédiaire temporel entre l’avant et l’après action à laquelle ils participent. Chez Jeantet et Vinck (1995), les objets intermédiaires sont des objets produits ou utilisés au cours du processus de conception. Ce sont donc des artefacts qui, d'une manière ou d'une autre, constituent une trace, c’est-à-dire un support de l'action. Dans la définition de ces auteurs, leur contenu empirique est flou permettant de résister à toute tentative de catégorisation trop forte.

Dans l'esprit de cette conceptualisation, les objets d’une situation peuvent être dits « intermédiaires », mais c'est leur fonction qui les rend tels. C'est-à-dire qu'ils sont utilisés au sein de trois registres. Premièrement, ils expriment des besoins, ils en sont une manifestation fonctionnelle. La « traduction » exprime que les objets sont repris et transformés en de nouveaux objets. Les opérations de traduction exigent que soient accomplis des choix, des réductions, des enrichissements et des transformations. Deuxièmement, les objets permettent l'articulation de logiques différentes et mêlées, portées par les différents acteurs du processus, ils sont des ressources pour l'action. La « médiation » exprime que les objets ne sont pas seulement des vecteurs neutres par rapport à l’action et que leur usage n’est ni arbitraire ni déterminé 6 . Les objets sont médiateurs en ce sens qu’ils rendent possible des négociations, des intercompréhensions, des compromis. Troisièmement, les objets ont une certaine nature, ils sont une « ponctuation temporelle » du processus de conception, ils sont des conjectures de l’activité, ils en sont une « représentation ».

Notes
6.

À cette notion d’objets médiateurs, les auteurs opposent la notion d’objets intermédiaires « commissionnaires » qui seraient de purs vecteurs ou supports d’informations, sans ajouter ou retirer quoi que ce soit au processus ni en changer le cours.