Problématique de recherche

Quatre domaines de recherche sont mobilisés dans la recherche présentée ici.

Premièrement, l’utilisation des traces informatiques en interaction homme-machine est le champ dans lequel s’inscrit notre recherche en tant qu’elle vise à mieux connaître le statut et le rôle de la présentation à l’utilisateur des traces informatiques de son activité instrumentée. Nous considérons ici les traces informatiques au sens large du terme, c'est-à-dire comme des séquences d’informations inscrites, par et dans le système, relatives à l’utilisation qu’un (ou plusieurs) individu(s) en a (ont) fait. De plus, par « traces informatiques » nous entendons des informations que le système, seul ou en collaboration avec un humain, enregistre puis « re-transcrit » et propose à l’utilisateur. Ces informations peuvent être comprises comme des indicateurs de l’expérience d’utilisation du système par l’utilisateur. Ce sont les informations relatives à l’utilisation d’un système que Wexelblat (1999) nomme « histoire interactionnelle ». Pour nous, les traces informatiques d’activité instrumentée sont ainsi des traces d’ « expérience(s) » d’interactions utilisateur(s)-système. Par ailleurs, lorsque nous parlons de présentation à l’utilisateur de ces informations, il peut s’agir, selon le dispositif technique, de la présence de facto à l’interface de traces « brutes », ou bien d’informations interprétées par des acteurs de la situation dont le système exécute les intentions, qui sont mises en forme par le système puis affichées à l’interface.

Deuxièmement, l’approche « non mentaliste » de la cognition et le paradigme de la cognition située et distribuée constituent le socle théorique de cette recherche en tant qu’elle vise l’étude d’une activité cognitive impliquant des humains. Nous adoptons en effet un point de vue selon lequel les activités cérébrales d’un individu ne sont pas seules constitutives de sa cognition. Nous pensons que la cognition d’un individu est certes individuée et incarnée, mais d’une part dans son corps tout entier et pas seulement dans son cerveau, et d’autre part que c’est avant tout une action, une inter-action avec le monde, constitué en particulier d’autres individus et d’artefacts matériels ou symboliques. Par artefact nous entendons « toute chose ayant subi une transformation d’origine humaine susceptible d’un usage, élaborée pour s’inscrire dans une situation élaborée » (Rabardel, 1995, p.49). Suivant la théorie de la cognition distribuée de Hutchins (1995), nous considérons la cognition comme un processus collectif, sans entendre par-là ni que le collectif a une cognition qui lui est propre, ni que la cognition collective serait la somme enrichie des cognitions individuelles, mais que la cognition a une origine sociale. Selon la théorie de l’action située de Suchman (1987) et considérant la cognition d’un individu comme une action, nous arguons que les cognitions sont configurées par leur inscription dans un ensemble d'artefacts matériels et/ou symboliques de la situation. Ces postures épistémologiques fortes mettent en avant les constituants sociotechniques de la cognition.

Troisièmement, le champ de recherche sur l’appropriation des outils et des instruments en tant que processus constitutif de toute activité médiée nous apporte un cadre pour aborder les questions du statut et de l’usage des traces. Nous pensons que l’étude de l’appropriation des traces informatiques par l’utilisateur nous renseigne sur la possibilité qu’émerge chez lui une « expérience de son expérience ». Cette « expérience de son expérience» est rendue possible via un contact social avec lui-même et nous pensons qu’elle est supportée par les traces informatiques comme substrat de ce phénomène. Ces traces constituent des ressources et des sources pour l’activité, et en particulier pour l’émergence de ce processus.

Enfin quatrièmement, le champ de recherche sur l’apprentissage et le développement humains constitue la toile de fond sur laquelle les trois champs précédents s’articulent. Nous étudions en effet une situation qui est source d’un développement chez les participants. Ils n’accomplissent pas explicitement une tâche d’apprentissage mais l’activité qu’ils effectuent est source d’un développement individuel au sens de Vygotski. Le développement auquel nous référons est pour nous synonyme d’apprentissage. Il s’agit de la transformation intervenant lorsqu’un individu agit dans le monde et par laquelle ce faisant, se faisant, il change et n’est plus tout à fait le même qu’avant. Nous désignons ainsi par développement le processus par lequel un individu connaît des transformations et des changements au cours du temps. Il n’est pas limité au développement chez l’enfant, mais chez l’individu tout au long de sa vie, et c’est un processus dont la durée peut être de quelques minutes à plusieurs années.

Pour cette recherche, nous avons mis en place une activité conjointe instrumentée que nous étudions selon une approche psycho-ergonomique d’inspiration ethnométhodologique. Il s’agit d’une activité de co-conception médiée, qui est fréquemment proposée à des apprenants en situation mobilisant un environnement informatique pour l’apprentissage humain.

Nous observons les interactions entre les sujets et entre les sujets et les artefacts, et nous tentons de rendre compte du développement des sujets et de la conduite de l’activité (Ollagnier-Beldame, 2006a, 2006b).

Nous formulons deux attentes pour ce travail de recherche. Nous supposons d’une part que l’observation en situation d’activité conjointe de l’utilisation des traces d’expérience puis de l’appropriation du dispositif technique comme « mine d’expériences » peut alimenter la compréhension du rôle et du statut de la trace dans les interactions entre un utilisateur et un dispositif numérique. Cette première attente concerne le champ de l’informatique et plus précisément l’interaction homme-machine, car elle sera à l’origine de principes de conception « centrée utilisateur » pour le développement de systèmes. D’autre part, nous supposons que l’interrogation de la distribution de l’activité entre humains et non-humains et la place de la remobilisation de l’expérience en tant qu’intermédiaire dans le processus d’émergence du sens viendra rendre compte du caractère située, distribué et opportuniste de l’activité conjointe étudiée. Cette seconde attente intéresse les sciences de l’éducation car elle aboutira à mieux comprendre le rôle des interactions entre sujets et entre sujets et artefacts dans le développement potentiel des sujets. Elle intéresse aussi la psychologie car elle est liée à l’approfondissement de connaissances sur la nature même d’une activité conjointe et médiée.

Ces questions sont pertinentes selon deux perspectives : la perspective de recherche et la perspective de conception. Dans le champ de la recherche, elles ont pour objectif de désigner des objets d’investigation, et dans le champ de la conception, elles visent à définir des pistes guidant une conception anthropocentrée des artefacts numériques, en particulier de dispositifs pour l’apprentissage.

Dans les chapitres suivants, nous présentons la mise en situation que nous avons mise en place pour apporter des réponses à nos attentes.