2. Présentation de l’activité observée

2.1. Une activité de rédaction conjointe instrumentée…

L’activité que nous observons est la rédaction conjointe et instrumentée d’un texte procédural. Bon nombre de recherches (Kraut et al., 1990 ; Dillon, 1993 ; Mitchell et al., 1995 ; Cerratto, 1999 ; Cerratto et Rodriguez, 2002 ; Cerratto Pargman, 2005) ont étudié la manière dont les personnes écrivent ensemble. La plupart de ces travaux s’accordent sur le fait que l’écriture collaborative implique des moments d’écriture et des moments de communication, des périodes d’activité synchrone où le groupe travaille en même temps et des périodes de travail seul, où les membres du groupe travaillent de manière asynchrone. C’est une activité particulière dans le sens où c’est une activité où les sujets « communiquent pour communiquer », c’est-à-dire qu’ils communiquent entre eux, puisque l’activité est conjointe, pour écrire, qui est en soi une activité de communication. Ainsi, il est parfois difficile d’identifier les productions de l’activité de co-rédaction et de distinguer s’il s’agit du texte à co-écrire ou de productions à visée communicative. En fait, chaque co-auteur avance dans la production du texte commun, basé sur sa perception des actions des autres. Cerratto et Rodriguez (2002) ont mené une étude comparative entre une situation de co-rédaction en face à face et une situation de co-rédaction avec un outil de médiation informatique utilisé. Ils ont quantifié le nombre d’échanges et ont observé qu’il y a beaucoup plus d’échanges en face à face qu’en situation médiée, et ceci en partie à cause de la difficulté des participants à utiliser le chat à leur disposition. Selon une perspective instrumentale, les différences qu’ils observent montrent que les groupes avec médiations entament seulement leur appropriation de l’outil de médiation, qui n’est pas encore un instrument. La tâche que nous proposons se rapproche de ce que Dausendschön-Gay et Krafft (1999) appellent les « rédactions conversationnelles » qui sont des situations où deux ou plusieurs personnes, le « système écrivant », se mettent autour d’une table pour concevoir et rédiger un texte commun. Dans ce type d’activité, les chercheurs ont montré qu’il y a d’abord une étape de construction de l’espace interactionnel qui s’opère, pendant laquelle les participants identifient et délimitent l’espace et le temps du travail collectif. En parallèle, le rapport social, les rôles dans l’interaction et la réalisation de la tâche se mettent en place via l’activité finalisée et les interactions. De notre point de vue, le couplage des cognitions individuées aux mondes social et matériel est central. Le texte en cours de rédaction, est ainsi un actant à part entière dans les processus de négociation de sens qui sont non seulement intersubjectifs mais aussi interobjectifs. Comme processus intersubjectif, cette négociation de sens revêt une dimension conjointe et une dimension individuelle (Brassac et Grégori, 2003). En effet, le participant interagit avec son partenaire de co-rédaction par et avec les espaces numériques à sa disposition pour l’activité (Rabardel 1995). Il y a négociation conjointe de sens, avec l’autre participant, pour la production du mode d’emploi. Mais il y a aussi négociation réflexive de sens, de nature meta, au fil du déroulement de l’activité (Eyssautier-Bavay et Ollagnier-Beldame, 2006). Dans cette recherche, nous étudions cette activité lors de mises en situation naturelles et cherchons à observer les actions, discursives et non-discursives, que les acteurs mettent en œuvre pour réaliser l’activité conjointe. Nous adoptons une approche interactionniste et constructiviste pour analyser le canevas fait de ces actions, à l’origine de l’activité des acteurs. Ainsi, nous cherchons à étudier en profondeur l’apparition de certains instants de l’activité et la mobilisation de certains espaces, comme signes de progression ou d’étapes de l’activité.

Pour nous, et selon Brassac (2001b), le processus de rédaction conjointe est un processus cognitif collectif, c’est un « cas particulier de conception distribuée d’une inscription ». L’activité de conception est cognitive. Selon Grégori et Brassac (2001, p. 1), « Un sujet humain conçoit quelque chose quand il forge une idée, quand il façonne un objet, quand il élabore un texte, quand il compose une forme (un entrechat, une mélodie, un plat, un tracé, etc.), quand il accomplit toute action un tant soit peu inédite ». Cette activité est intersubjective, car les actions du concepteur, même si il conçoit « en privé », sont adressées à d’autres : commanditaires, destinataires, co-concepteurs, utilisateurs (y compris lui-même), etc. De plus, ses actions appartiennent à une histoire autour de l’objet de conception et du concepteur. Lors d’une telle activité, les co-rédacteurs sont en situation de co-conception d’un produit finalisé, ils participent à « modifier » le monde dans lequel ils vivent par l’inscription du texte qu’ils conçoivent. Et dans cette activité, ils agissent ensemble, et sont co-responsables de l’activité en cours et des productions qui y sont inhérentes.