5.1.1. Transcription de l’extrait 1

5.1.2. Analyse de l’extrait 1

Pour commencer l’extrait, Rastaban adresse à Yildun une première phrase affirmative, proposant une manière de commencer l’activité, en R5 « c mieu de comencerpetit a pti ». Elle publie immédiatement cette proposition, qu’elle fait suivre en R6, six secondes plus tard, d’un « ? ».

À ce moment de l’activité il n’est pas possible de savoir pourquoi Rastaban a produit ce point d’interrogation. En effet, nous ne savons pas si Rastaban pose une question à Yildun, intentionnant de le faire dès R5 qu’elle rendrait ainsi interrogatif, ou si elle demande son avis à Yildun quant au contenu de R5. Dans le premier cas, R6 aurait un rôle interrogatif, dans le second un rôle suggestif. Ces deux possibilités d’interprétation de la production R6 au sein de la succession R5-R6 illustrent bien que nous avons ici un mode conversationnel spécifique, à distance et par des énoncés écrits. En présence et à l’oral, la première interprétation que nous proposons pourrait correspondre à une situation où l’on aurait l’énoncé R5 suivi de « C’est une question que je te pose ». Et dans ce cas, R6 n’est pas un nouvel élément mais un complément à l’élément R5 selon l’intention de Rastaban. La deuxième interprétation pourrait être celle d’une situation où l’on aurait l’énoncé R5 suivi de « Qu’en penses-tu ? ». Dans ce cas le point d’interrogation est un nouvel élément, il vient suggérer à Yildun de se prononcer sur l’énoncé R5, qui est cette fois compris comme une affirmation. Bien que l’on ne puisse pas « trancher » ici, on voit bien que ces deux interprétations rendent compte de situations conversationnelles différentes.

Poursuivons l’analyse. Rappelons que nous sommes là au tout début de l’activité, et rappelons que Rastaban et Yildun ne se connaissent pas. Elles ne sont pas familières non plus du dispositif technique à leur disposition, qu’il s’agit pour elles de s’approprier. Après 37 secondes qui se sont écoulées sans que Yildun n’agisse (ou plus certainement sans que Rastaban ne perçoive rien de la part de Yildun), et sans effet de Yildun à sa production R6, Rastaban entreprend de rédiger le début du mode d’emploi dans son chat privé en R8a « pour realiser votre boite en papier il vou fo ». Rappelons que ceci n’est pas visible par Yildun. Cette dernière produit alors l’énoncé Y7a dans son chat privé « ok, que penses tu de numéroter les étapes? ». Yildun publie dans la foulée cette production.

Cette production Y7a nous apporte des éléments de compréhension quant au rôle du point d’interrogation de Rastaban en R6. Nous voyons là que Yildun apporte son avis à la production de Rastaban qui prend le statut de suggestion dans la conversation. Elle le fait en deux temps : son « ok » vient approuver la suggestion, et son « que penses tu de numéroter les étapes? » vient proposer une modalité (la numérotation) pour opérationnaliser le « petit a pti » de sa partenaire.  

Juste après, et malgré le fait que Yildun ait apporté son avis à sa suggestion, Rastaban publie sa proposition de première phrase pour le mode d’emploi en R8.

À ce moment, nous pensons que cette publication de Rastaban n’est pas une manière de « s’imposer » auprès de Yildun en « forçant la publication », mais une volonté de Rastaban de laisser une trace de sa production, qui répond à la consigne qu’elles ont reçu : rédiger un mode d’emploi. Ainsi, nous supposons qu’à ce moment précis Rastaban stocke sa production dans le chat publié, qu’elle utilise comme un memento, alors que c’est davantage un espace conversationnel. Nous pensons qu’à cet instant se construit une articulation entre le chat publié et l’activité de rédaction de Rastaban, cette utilisation en espace de stockage ou d’inscription qu’elle semble faire du chat publié montrant aussi une construction de Rastaban. Nous comprenons cette opération de manière doublement dirigée. Premièrement, orientée vers Rastaban, il nous semble saisir une instrumentation de la conservation de la production de Rastaban dans le chat publié, via l’assimilation de l’espace chat publié à un schème de conservation d’un énoncé saisi, et l’accommodation de ce schème au chat publié. Deuxièmement, orientée vers l’artefact chat publié, nous pensons percevoir une instrumentalisation du chat publié en espace d’inscription et de conservation, par l’attribution d’une nouvelle propriété à cet espace, celle d’espace de conservation. Pour nous, Rastaban attribue ainsi au chat privé le statut de moyen pour l’activité. Bien que, lors de cette opération, Rastaban n’utilise pas le chat publié selon ses fonctions prévues, par cette instrumentalisation, Rastaban contribue à la conception des usages du chat publié. Selon nous, cette instrumentation et cette instrumentalisation marquent une genèse instrumentale au sen sde Rabardel d’une partie du dispositif technique. Nous voyons ici une première stabilisation dans la procédure d’utilisation du dispositif. Cette genèse instrumentale du dispositif par le biais d’une inscription de traces montre un investissement important du rôle des traces propres, auto-adressées et éphémères dans l’activité conjointe et le développement de l’activité. Publiées, ces traces deviennent hétéro-adressées et persistantes. Par ce changement de statut quant à leur labilité, cette « persistance » due à leur publication les inscrit de manière définitive dans le cours de l’activité. Dans ce contexte interactionnel précis où l’on pouvait s’attendre à ce que Rastaban ne publie par cet énoncé R8 suite à la publication Y7a de Yildun, nous apportons une hypothèse d’interprétation à cette inscription de traces, de la manière suivante. Nous percevons l’inscription de traces « initialement » propres à Rastaban précisément comme une manière de « rendre propre » une partie du dispositif numérique, donc d’avancer dans son appropriation.

Cette réflexion sur la genèse instrumentale et l’appropriation d’une partie du dispositif technique sera l’objet d’un développement dans la discussion de ce chapitre.

Notre supposition concernant l’action de Rastaban en R8 est confirmée par le fait qu’immédiatement après avoir publié sa production, Rastaban formule une réponse publiée destinée à Yildun en deux énoncés indexés au contexte immédiat, mais de statuts bien différents.

L’énoncé R9, « ten ferai combien », vient selon nous valider la proposition d’opérationnalisation de Yildun en Y7a, en « embrayant » positivement sur l’idée de numéroter les étapes du mode d’emploi. L’énoncé R10 « c dur kan mem » peut quant à lui être compris de deux manières : Il peut s’agir d’un phatique, c’est-à-dire d’un énoncé dont l'objet est de « prolonger » la communication entre les deux partenaires sans servir réellement à communiquer un message. Il peut aussi s’agir d’un énoncé continuant la discussion à propos du découpage en étapes du mode d’emploi et de la difficulté ressentie par les partenaires. Nous ne pouvons en dire davantage à ce moment.

Yildun formule ensuite une proposition en Y11 « 3 étapes avant qu'il ne retourne le papier », qu’elle publie, et à laquelle Rastaban répond favorablement immédiatement en R12 « ok », qui marque un consensus entre les participantes. Yildun poursuit sa phrase en Y13 « et après, difficile à dire ».

Cette production Y13 de Yildun, arrive en écho à l’énoncé R10 de Rastaban, et nous laisse penser qu’en R10 Rastaban communiquait à Yildun la difficulté qu’elle ressentait à faire ce découpage.

Rastaban fait ensuite préciser à Yildun le contenu de sa remarque Y11 en R14 « les 3 serie de pliage », Yildun y répond en Y15 « exactement », venant apporter un élément de précision de sa phrase en Y13.

Dans cet échange d’énoncés, les traces du chat publié ne sont pas neutres pour l’activité. Elles permettent aux participantes de voir les échanges précédents et facilitent l’intercompréhension entre les participantes.

En Y16 « d'abord il marque les diagonales » et Y17 « puis il rabat les pointes des angles vers le centre », Yildun vient apporter des éléments supplémentaires de discussion au nombre d’étapes à retenir pour le mode d’emploi.

Tout se passe comme si à ce moment, Yildun se « parlait » à elle-même, en cherchant à évaluer dans la publication de ses « réflexions » sa proposition de découper le mode d’emploi en trois étapes. Il nous semble que ces deux énoncés signent un passage inter-niveaux dans l’activité de Yildun, de l’interpersonnel avec Rastaban à l’intrapersonnel via Rastaban. Nous avançons que ce « contact social avec elle-même », impossible à l’oral, est source de développement de l’activité, qui se fait ainsi par migration fonctionnelle de la description des actions du plieur sur la vidéo dans la « réflexion » de Yildun. Cette description des actions du plieur était l'objet d’une négociation de Yildun avec Rastaban au sujet du nombre d’étapes à retenir pour le mode d’emploi, puis il devient un moyen « détourné » pour mettre à l’épreuve de manière réflexive la proposition de Yildun de faire trois étapes. Nous pensons que cette expérience vécue de la réflexivité peut être un moyen pour supporter le développement de Yildun en tant qu’actante dans cette activité. On voit ici que le statut psychologique de la description des actions du plieur n’est ainsi pas statique, et nous pensons que cette réorganisation est un critère pour identifier un développement potentiel. Ce que nous observons ici également, c’est que ce « contact social de Yildun avec elle-même » se fait via les traces propres du chat publié. Ces traces sont hétéro-adressées, donc également perceptibles par Rastaban, mais ce sont les productions de Yildun. Le fait que les traces de Yildun soit en « deux morceaux » nous semble intéressant. Elle aurait pu produire un seul énoncé à la place de Y16 et Y17. Mais elle en a produit deux. Selon nous, ceci est à mettre en lien avec la fonction réflexive que nous avançons pour ces énoncés. Nous supposons que Yildun a d’abord produit Y16, qu’elle a « lâché » dans le chat publié, puis qu’elle a poursuivi dans la foulée par la publication de Y17, sans « mettre de formes » supplémentaires à son énoncé, comme si il poursuivait directement Y16, comme si elle faisait l’économie de rajouter du « liant » pour Rastaban. Et ce, peut-être parce que ces énoncés, bien que publiés (donc rendus officiellement visibles par Rastaban), ont joué le rôle d’un « miroir doté de mémoire » pour Yildun. C’est une supposition que nous avançons.

Rastaban, a quant à elle entériné le nombre d’étapes à trois, et elle vient ainsi interrompre Yildun dans ses productions, en semblant se projeter davantage dans la rédaction. En R18 « fo presicer ke c une feuille care », Rastaban produit une phrase affirmative.

Il nous semble que par cet énoncé, Rastaban entraîne l’activité du binôme vers la rédaction du mode d’emploi dans l’éditeur de textes. Comme si à cet instant, l’activité du binôme, jusqu’alors essentiellement tournée vers l’élaboration de conditions-ressources pour l’activité, montrait aussi l’accomplissement de tâches, conformément à l’objectif de l’activité. Cette co-présence d’une activité  « constructive », au sens de Rabardel et Samurçay, et d’une activité « productive », au sens de Folcher et Rabardel, qui se complètent et se modifient l’une l’autre, montre selon nous la transformation, l’évolution de l’activité des participantes. Nous verrons si cette interprétation et cette attente que nous formulons se confirment par la suite de l’activité.

Revenons à notre transcription. L’énoncé R18 est immédiatement suivi de R19 « ? », que nous ne pouvons interpréter à cet instant.

Il s’agit peut-être d’un énoncé venant rendre suggestif l’énoncé R18, comme il peut s’agir d’un complément de R18 pour lui donner le statut de question. Ce point d’interrogation suit de très près R18, beaucoup plus que le point d’interrogation en R6 ne suivait R5, mais nous ne pouvons nous avancer à une interprétation « tranchée » sur ce seul constat. C’est la réponse de Yildun en Y20 « sans doute, car ils n'auront pas la vidéo », en tant que conséquence du point d’interrogation de Rastaban, qui vient attribuer un rôle d’interrogation à R18.

Yildun semble s’engouffrer ainsi avec Rastaban dans la rédaction du mode d’emploi dans l’éditeur de textes, donnant une tournure productive à l’activité. À ce moment précis les participantes se synchronisent et l’activité se stabilise dans une prise de décision conjointe : au même instant, alors que Rastaban propose dans son chat privé de commencer la rédaction en R21a « ok oncomence a rediger le debu ce serai domag de rendre feuille blanch », Yildun propose de commencer la rédaction, elle, en Y22a « j'essaie sur l'editeur, un truc genre: vous disposez d'une feuille carrée ». Ces énoncés sont immédiatement publiés : Rastaban publie en R21, puis Yildun en Y22. Notons ici que si les propositions des participantes vont dans le même sens qui est celui du commencement de la rédaction dans l’éditeur de textes du mode d’emploi, Rastaban propose que l’ « on commence à rédiger » alors que Yildun publie « j’essaie sur l’éditeur… ».

Nous voyons ici trois choses intéressantes. Premièrement, c’est la première fois dans l’activité que les participantes utilisent dans leurs énoncés ces pronoms personnels. Deuxièmement, elles n’utilisent pas le même : Yildun utilise le pronom personnel de la première personne du singulier « je », et Rastaban utilise le pronom personnel indéfini de la troisième « on ». Et troisièmement, elles l’utilisent au même moment de l’activité, et sans savoir que l’autre le fait aussi, puisqu’elles saisissent ces énoncés R21 et Y22 dans leurs chats privés respectifs. Les pronoms utilisés par les deux partenaires ne sont pas les mêmes. Yildun utilise un pronom de première personne, et Rastaban un pronom indéfini de troisième personne. Ce « je » et ce « on » ont-ils des statuts différents dans la conversation ? Nous le supposons. Yildun publie « j’essaie sur l’éditeur… ». Le « je » peut marquer la singularité et l’engagement de Yildun dans l’essai de produire la première phrase du mode d’emploi. En même temps, ce « je » plutôt impliquant est modéré par le verbe du même groupe nominal, « essayer », qui exprime une sorte de mise à l’épreuve dans l’action. Rastaban publie « on commence à rédiger ». Le « on » exprime la troisième personne, alors se cache-t-il autre chose derrière ce « on » ? Est-ce un « je » ? Est-ce un « nous » ? Nous ne pouvons le dire à cet instant. Quoi qu’il en soit, ce « on » est utilisé avec le verbe « commencer », qui est un verbe qui manifeste l’accomplissement d’une action. Et cet énoncé de Rastaban nous semble inviter à la rédaction dans l’éditeur de textes. Par ailleurs, les deux participantes utilisent chacune des pronoms personnels, mais « en aveugle » de cette « synchronisation » involontaire et imperceptible dans l’arrivée des pronoms dans la conversation. Nous percevons cette apparition « synchrone » comme un indice supplémentaire du fait que l’activité des co-rédactrices s’oriente vers sa facette productive. Ces deux publications nous semblent en effet montrer un engagement plus important que jamais de Yildun et Rastaban dans la production du mode d’emploi.

À la proposition de Yildun Y22 d’amorcer la rédaction par le contenu qu’elle propose, Rastaban accepte en R23 « oui c porfait » que sa partenaire commence à rédiger le mode d’emploi dans l’éditeur.

Rastaban avait elle aussi fait une proposition d’amorçage en R21, mais Yildun propose en plus un contenu à l’amorçage, contenu que Rastaban ratifie par son « oui c porfait ». Nous distinguons ici une proposition de commencer la rédaction du mode d’emploi (celle de Rastaban) versus une proposition pour la commencer (celle de Yildun).

Mais Yildun n’est quant à elle pas encore tout à fait dans cette dynamique, elle continue de peaufiner sa proposition dans son chat privé en Y24a « dont les faces sont de couleurs différentes? ».

Via cet enoncé, elle semble soumettre à Rastaban une demande de validation de sa suggestion, marquée par le point d’interrogation de cette fin de publication. Nous interprétons en effet ce point d’interrogation comme une demande d’avis signifiant « penses-tu qu’il faut mentionner les deux couleurs ? » plutôt que comme une question à propos du fait que les couleurs des faces sont différentes ou non.

Au même instant, Rastaban, ne percevant pas la production Y24a de Yildun saisit le premier mot du mode d’emploi dans l’éditeur de textes en E1-R25a « vous ». En saisissant « vous » dans l’éditeur de textes, Rastaban poursuit la ratification du contenu proposé par Yildun, ratification elle-même complétée ensuite par Yildun.

Il s’agit ici d’un travail véritablement conjoint d’amorçage et de production du contenu de l’amorçage du mode d’emploi. L’activité des participantes s’oriente alors encore davantage vers une activité productive.

Ici, nous supposons que c’est l’absence de trace de l’activité de Yildun (que Rastaban interprète peut-être comme une absence d’activité) qui fait produire E1-R25a à Rastaban. Dans ce dispositif, nous voyons toute l’importance des traces d’interactions pour la conversation. En effet, cette situation de communication instrumentée par un dispositif informatique synchrone est une situation devenue très courante et qui donne lieu à des modes d’expression conversationnels nouveaux. La production d’un énoncé n’est pas réalisée sous le regard de l’autre et le scripteur ne peut pas intégrer d’assentiment ou de désapprobation de l’autre. Les hésitations inhérentes à toute production conversationnelle sont ici gommées par le « filtre » (la touche « entrée ») entre le chat privé et le chat public. Bref un grand nombre de phénomènes centraux dans la conversation classique sont ici absents. Nous y reviendrons dans la discussion de ce chapitre.

Rastaban marque une pause de plusieurs secondes dans l’éditeur en E1-R25b, et Yildun « reprend la main » de la rédaction en E1-Y26a, en complétant le « vous » inscrit par Rastaban par « disposez d'une feuille ».

L’extrait s’arrête ici. Dans les entités suivantes, Yildun « garde la main » dans la production du mode d’emploi et poursuit la phrase.