5.2.2. Analyse de l’extrait 2

Pour commencer cet extrait, et dans la lignée de ce qui se passe juste avant l’extrait et que nous avons décrit brièvement ci-dessus, on constate que Rastaban insiste sur l’idée qu’il ne faut pas spécifier les couleurs précises des faces de la feuille de papier, malgré le fait de spécifier que les couleurs sont différentes. Elle le fait par l’entité R35 « c un mode demploi fo rester neutre », qui est une sorte de demande adressée à elle deux de « rester neutres ». Rastaban écrit ensuite R36a dans son chat privé« imagine ke c un gamin ki veu le fer et il na pâ de papier beige », dont nous supposons que le rapport argumentatif avec R35 est un rapport de complétion. Au même instant, alors que cette production R36a lui est invisible, Yildun commence à rédiger une proposition dans son chat privé, également imperceptible par Rastaban.

Cette production Y38a « Du coup on peut mettre un titre, signifiant que c'est un mode d'emploi » nous inspire plusieurs remarques. Premièrement, le « Du coup… », à quoi fait-il référence ? Il ne peut pas s’agir de la proposition R36 de Rastaban que Yildun ne peut percevoir. S’agit-il alors de la proposition précédente de Rastaban R35 ? Nous le pensons, mais pas uniquement. Nous pensons que par son énoncé Y38a, Yildun vient en effet reconnaître la production de Rastaban R35 comme « bonne », elle ratifie sa proposition. Mais nous pensons que cet énoncé Y38a fait également référence aux échanges précédents juste l’extrait, à propos de la question de mentionner ou non le fait que la feuille du pliage a deux faces de couleurs différentes. Nous pensons que via l’énoncé Y38a, Yildun vient apporter à Rastaban une proposition venant en conséquence de cet échange. Considérons immédiatement le contenu de cette proposition.

L’énoncé Y38a se poursuit par « … on peut mettre un titre, signifiant que c'est un mode d'emploi ». Il s’agit d’une proposition de titrer le contenu de l’éditeur de textes.

Dans la première partie de sa proposition, Yildun emploie le pronom personnel indéfini de la troisième personne « on ». Selon nous, elle vient à ce moment approuver l’utilisation de ce pronom par Rastaban en fin d’extrait précédent, alors qu’elle-même avait utilisé le pronom personnel de la première personne du singulier « je ». Par cet énoncé, Yildun apporte des éléments de compréhension supplémentaires au « on » de Rastaban utilisé en R21, qui devient un « nous » via cet énoncé. Par ailleurs elle emploie le verbe « pouvoir », nous supposons que par cette utilisation, Yildun vient formuler une proposition à Rastaban. Dans la deuxième partie de sa proposition, il nous semble que Yildun, par l’utilisation du participe présent « signifiant », vient expliciter sa proposition de titrage auprès de Rastaban.

Rappelons que l’énoncé Y38 de Yildun n’a pas encore été publié. Rastaban publie quant à elle son énoncé R36, et nous supposons que par son énoncé R36, Rastaban vient compléter son énoncé R35. Comme Rastaban ne perçoit pas d’activité de Yildun depuis une vingtaine de secondes, Rastaban écrit et publie dans le chat un « ??????????????? » en R37.

Quel est le statut dans la conversation de cette série de points d’interrogation ? Rastaban a-t-elle intentionné de signifier à Yildun qu’elle ne sait pas ce qui se passe et ce que signifie cette « inactivité » perçue de sa partenaire ? A-t-elle voulu rendre compte numériquement de son attente ou de son étonnement ? A-t-elle voulu revenir sur son énoncé R36 et formuler une demande d’avis sur son contenu auprès de Yildun ? Nous ne le savons pas à cet instant, mais nous supposons que la poursuite de l’analyse nous en dira davantage à ce sujet, à travers la manière dont ces points d’interrogation ont été appréhendés par Yildun.

Yildun publie en Y38 dans le chat « Du coup on peut mettre un titre, signifiant que c'est un mode d'emploi ». Au moment de cette publication, Rastaban est en train de produire dans son chat privé en R39a « pliez la », et au moment précis de la publication de Y38 par Yildun, tout se passe comme si Rastaban était interrompue par cette publication de sa partenaire. À cet instant, Rastaban opère un retour ascenseur dans l’historique du chat jusqu’à l’entité R8 « pour realiser votre boite en papier il vou fo », qui correspond à l’une de ses productions dans le chat publié, la première concernant le « contenu » du mode d’emploi. Rappelons que le retour ascenseur, bien que concernant le chat publié, est une opération privée, dont le résultat de défilement de la fenêtre n’est perceptible que par la participante à l’origine de l’opération.

Nous pensons que ce retour ascenseur dans l’espace d’inscription, cette mobilisation instrumentée de l’expérience, marque une médiation épistémique de l’activité de Rastaban, contribuant à la connaissance du dispositif technique en tant que « mine d’expériences », au sens où il rend visible pour les participantes leur histoire interactionnelle. Cette médiation épistémique, au sens de Rabardel, a plusieurs dimensions. Elle concerne Rastaban elle-même, l’objet de l’activité, c’est-à-dire le mode d’emploi à co-rédiger, et sa partenaire Yildun, dans une dimension interpersonnelle. Elle a pour objectif la connaissance du medium de l’activité, le dispositif technique.

Tout de suite après que Rastaban a mobilisé l’historique de l’activité, elle repositionne l’ascenseur en bas du chat publié. Elle efface alors dans son chat privé en R39d le début de phrase qu’elle y avait écrit en R39a.

Nous supposons que ces deux actions de Rastaban (retour et repositionnement de l’ascenseur) signent une mise en liaison de son action en cours avec une expérience passée. Nous pensons qu’à cet instant, une expérience vécue par Rastaban, ici R8, peut devenir un moyen de vivre une autre expérience, R39d, signant une migration fonctionnelle des traces en tant qu’inscriptions des interactions, qui est un mécanisme développemental.

Rastaban entreprend alors d’écrire dans son chat privé en R42a la phrase qu’elle avait précédemment écrite et publiée en R8 (« pour realiser votre boite en papier il vou fo »). De manière concomitante, à cette ré-écriture de Rastaban, Yildun efface le contenu de son chat privé en Y40a puis Y40b. Cet effacement intervient en deux temps, elle efface premièrement le mot « signifiant », puis elle efface toute la phrase. Yildun saisit puis publie ensuite « t'as raison ouai! » en Y41. N’oublions pas que Rastaban n’a pas encore publié son énoncé R42a.

Par cet énoncé Y41, nous supposons que Yildun répond à la proposition de Rastaban de ne pas mentionner les couleurs de la feuille, dont le contenu a été formulé en R35 et R36, et dont le statut de proposition est ici rétrospectivement attribué via la série de points d’interrogation R37. Cette production de Yildun vient, nous semble-t-il, clore la question de mentionner ou non les couleurs précises de la feuille, par la négative. Et il nous semble qu’elle vient également faire dégénérer la proposition Y38 de Yildun de mettre un titre dans l’éditeur.

Rastaban publie alors en R42b la phrase qu’elle a écrite en R42a, qui reprend R8.

Ce « recyclage » de l’objet R8, via sa publication dans le chat publié en nouvel objet R42, marque selon nous une mobilisation de son expérience, qui est une ressource pour l’activité, c’est-à-dire un moyen pour l’activité, en sources de nouveaux possibles pour l’activité.

Il semble que Rastaban poursuive son énoncé R42 dans son chat privé en R44a « une feuille carrée et ayant deu couleurdeiférante ». Au même instant, Yildun commence également une saisie dans son chat privé en Y43a « je t'en prie, écris ». Cette prière, cette demande instante et humble de Yildun auprès de Rastaban est très rapidement effacée avant publication par Yildun en Y43b pour être reformulée en Y43c « tu peux ecrire dans l'editeur? », qu’elle publie immédiatement. Nous voyons dans cette reformulation une disparition de la prière et l’apparition d’une formule que nous qualifions de plus incitative.

Dans cette succession Y43a, Y43b et Y43c, la publication « finale » de Yildun indique selon nous une approbation de ce que Rastaban a publié dans le chat en R42, exprimée par le souhait qu’elle l’inscrive dans l’éditeur de textes. Mais nous ne pouvons affirmer que cette approbation soit entière, car l’hésitation de Yildun dans son chat privé, en « amont » de sa publication Y43.

La publication Y43 de Yildun étant apparue dans le chat publié, Rastaban poursuit la continuation de son énoncé, qu’elle corrige en R44b « couleurdeiférante>couleur diférante ». Mais dès qu’elle a terminé ses corrections, Rastaban s’interrompt dans son opération d’écriture et positionne son curseur dans l’éditeur de textes pendant quelques secondes en E1-R44c.

Nous supposons que ce changement de position du curseur de Rastaban, du chat, espace conversationnel dédié, vers l’éditeur de textes, espace davantage tourné vers l’inscription de la production, vient répondre à la demande que Yildun a formulé auprès de Rastaban en Y43 d’écrire dans l’éditeur. Cette intention de Rastaban est-elle illustrée dans la suite des énoncés produits ? Pas immédiatement.

En effet, suite au placement de son curseur dans l’éditeur de textes pendant quatre secondes, elle retourne dans son chat privé et y efface en R44e toute la phrase qu’elle a écrite (« une feuille carré et ayant des couleur diférante »), sans que Yildun ne le perçoive puisque c’est une opération qu’elle réalise dans son chat privé.

Que signifie cet effacement ? Rastaban, sur le point d’inscrire la phrase du chat dans l’éditeur, à la demande de sa partenaire, trouve-t-elle finalement cette phrase insatisfaisante ? Souhaite-t-elle s’adresser à Yildun via le chat et doit-elle par conséquent « vider » l’espace chat privé pour le faire ? Nous ne le savons pas à cet instant.

Cette phrase effacée, Rastaban saisit une nouvelle phrase dans son chat privé en R45a « tu peu efacer ton truc ou po », qu’elle publie immédiatement. Cette demande formulée à Yildun, via le chat, qu’elle efface sa phrase dans l’éditeur semble réfèrer à la production « vous disposez d’une feuille de papier arrée dont les faces sont de couleur » présente dans l’éditeur, produite conjointement par les deux partenaires de E1-R25a à E1-Y26c.

Nous supposons que cette demande de Rastaban est motivée par le fait qu’elle souhaite inscrire sa production dans l’éditeur. Cependant, nous nous interrogeons sur cette demande. Pourquoi demander à Yildun d’effacer sa phrase alors qu’elle peut le faire elle-même ? En effet, l’éditeur de textes est un espace complètement conjoint dans lequel on perçoit la production de l’autre que l’on peut modifier ou effacer. Nous supposons que le fait que Rastaban procède de cette manière est un indice qu’à cet instant de l’activité, chaque participante se rend « responsable » de ses productions et en tant que traces de l’activité, chaque participante les investissant et opérant dessus de manière « personnelle ». Ainsi, les traces utilisées, bien que visibles par les deux participantes, et même adressées à la partenaire, seraient considérées comme des ressources « propriétaires », c’est-à-dire comme propres à la rédactrice qui en est à l’origine. Nous serons attentive, dans la suite de nos analyses, au fait que cette supposition se confirme ou non, et à la possibilité que ce statut « propriétaires » dans l’utilisation des traces propres évolue avec le développement de l’activité.

Yildun efface alors immédiatement le contenu de l’éditeur de textes en E1-Y46.

Cette opération vient rétrospectivement attribuer à la proposition indexicale de Rastaban « ton truc » l’objet « vous disposez d’une feuille de papier arrée dont les faces sont de couleur » tout juste effacé.

En E1-Y46, Yildun efface sa phrase et rend ainsi l’éditeur de textes parfaitement disponible pour Rastaban. Celle-ci s’y engouffre alors, en produisant par réécriture en E1-R47a le début de la première phrase du mode d’emploi.

Le fait que Rastaban réécrive sa phrase est intéressant. Plutôt que d’effacer sa production en R44e, Rastaban aurait pu la couper, dans l’optique de la coller ensuite dans l’éditeur de textes, mais elle ne l’a pas fait. Elle a effacé sa production du chat privé en R44e, ne pouvant ainsi pas en faire de copiage dans l’éditeur. Nous supposons que cet effacement suivi d’une réécriture plutôt qu’un couper-coller vient illustrer notre constat que le mode discursif de Rastaban en avec Yildun ne peut être valide pour un tiers adressé, c’est-à-dire dans l’éditeur de textes. Cet accomplissement nous apporte des indices sur le statut des inscriptions dans les différents espaces, et en particulier sur l’adressage de ces traces accordé par les participantes à ce moment de l’activité.

Aussitôt après, Yildun saisit et publie dans la foulée de son effacement un énoncé Y48 « yep ».

Cet énoncé nous semble marquer une réponse de Yildun à la question de Rastaban en R45, par l’accomplissement de l’effacement dans l’éditeur.

Rastaban peut alors percevoir l’éditeur de textes vide, elle est en mesure d’y inscrire sa phrase. C’est ce qu’elle commence en E1-R47a « pour realiser votre », cette saisie débutant même alors que Yildun est en train de publier son « yep ». Yildun positionne ensuite son curseur dans l’éditeur de textes quelques secondes en E1-Y47b.

Cette opération de Yildun est intéressante. En effet, dans les échanges précédents, tout s’est passé comme si les partenaires avaient convenu que Rastaban écrivaient sa phrase dans l’éditeur, comme première phrase du mode d’emploi. Mais Yildun nous semble vouloir agir dans l’éditeur, puisqu’elle y positionne son curseur.

Elle n’écrit pas, et la suite de la production de Rastaban en E1-R47c « boite en papier il vous faut : » s’affiche dans l’éditeur des deux partenaires. Rastaban formule ensuite dans son chat privé en R49a une demande à Yildun de ré-inscrire sa phrase dans l’éditeur de textes, par « remet ta frase ». Il s’agit de la phrase qu’elle lui avait demandé d’enlever en R45.

Notons ici, comme en R45, que le sens de la production indexicale R49 se comprend par les productions suivantes. Cette production a un contenu impératif, qui dénote une demande pressante, nécessaire, voire autoritaire de Rastaban.

Mais alors que Rastaban formule cette requête en R49, et qu’elle est donc imperceptible pour Yildun, Yildun repositionne son curseur en fin de production de Rastaban, et poursuit la rédaction de la phrase en E1-Y47d « une feuille carrée ».

On voit là une véritable production conjointe « spontanée », dans laquelle les deux partenaires agissent tour à tour dans le même espace pour mener la co-rédaction.

Yildun poursuit la continuation de la phrase en E1-Y47e « dont les faces sont de couleurs différentes ». Cette phrase que Yildun inscrit est très proche de celle qu’elle avait inscrite plus tôt dans l’éditeur mais qu’elle avait effacée à la demande de Rastaban (En E1-Y26a, b, c, voir transcription complète en annexe 4, p.210).

Nous avons à ce moment-là ce qui semble être une synchronisation des actions des deux participantes, Yildun anticipant en E1-Y47d la demande de Rastaban R49, et Rastaban « laissant la main » dans l’éditeur de textes à Yildun.

Rastaban entame la production d’un énoncé dans son chat privé en R51a « pliez la en 2 », à l’instant où en E1-Y50a et E2-Y50b, Yildun marque des sauts de lignes dans l’éditeur de textes, entérinant ainsi la première phrase du mode d’emploi.

Rastaban continue en R51b par « de maniere a ce ke les angles » toujours sans publier, alors que Yildun, qui ne perçoit pas les opérations d’écriture de Rastaban continue elle aussi la rédaction, mais dans l’éditeur de textes en E2-Y52, avec l’inscription « Etape n°1: », cette inscription étant bien sûr au vu et au su de Rastaban. À la vue de cette inscription de Yildun dans l’éditeur, Rastaban efface dans son chat privé la phrase qu’elle avait écrite. Au même instant, Yildun ayant, par son énoncé E2-Y52, introduit la suite du mode d’emploi, va dans son chat privé. Elle y formule un énoncé conditionnel Y54a « ça t’irait », de la forme d’une demande d’avis, à l’intention de Rastaban. Cet énoncé est imperceptible par Rastaban, qui va alors inscrire par réécriture le contenu de ses productions R51a et R51b dans l’éditeur de textes, en la complétant en E2-R53 « pliez la en 2 de maniere a ce ke les angles oposes se touchent ».

Là encore on voit une rédaction conjointe très fine entre les partenaires. Mais cette alternance des partenaires dans la production de traces de nature labile et hétéro-adressée montre-t-elle quelque chose quant au rôle des traces de l’éditeur vis-à-vis des rédactrices ? Nous le pensons. Il nous semble en effet que tout se passe comme si, à la vue de la proposition de Yildun, Rastaban cherchait à donner une qualité différente à sa proposition en l’inscrivant directement dans l’espace rédactionnel. Nous pensons qu’il s’agit à ce moment pour Rastaban, de laisser, via l’éditeur de textes, une trace de sa production plus importante que celle du chat publié. Nous pensons que cette plus grande importance de la trace est liée à la nature du lieu de son inscription, et en particulier au fait que l’éditeur de textes est orienté vers le tiers adressé. Rappelons que l’espace de l’éditeur de textes a été présenté aux participantes comme celui qu’elles doivent utiliser pour inscrire leur mode d’emploi, destiné à un tiers. Cette production de Rastaban dans l’éditeur est également intéressante du point de vue de la nature de son contenu. En effet, elle est « nouvelle » pour sa partenaire, c’est-à-dire que lorsque Rastaban l’y saisit, elle ne l’a pas d’abord présentée à Yildun via le chat. C’est la première fois depuis le début de l’activité que cela se produit. Nous pensons que cette inscription que Rastaban laisse en E2-R53 marque une conjecture de l’activité, c'est-à-dire une sorte de « ponctuation temporelle » du processus de conception du mode d’emploi, et qu’en cela, cette trace a un statut d’objet intermédiaire à l’activité, dans le registre de représentation de l’activité. Nous pensons en effet qu’à cet instant, la conduite de l’activité se stabilise au niveau opératoire. Et que la trace de l’énoncé E2-R53 a à la fois un rôle de support de cette stabilisation et à la fois un rôle interactionnel en ce qu’elle peut faire le lien entre l’activité telle qu’elle était avant cette conjecture et ce qu’elle est devenue après. En ce sens cette trace serait un intermédiaire temporel entre l’avant et l’après stabilisation de l’activité à laquelle elle participe.

Au même moment, Yildun qui s’était lancée dans une demande d’avis pour Rastaban « ça t’irait » en Y54a, l’efface en percevant que Rastaban est en train d’inscrire une phrase dans l’éditeur de textes. En R55a, Rastaban formule alors une demande d’avis à Yildun pour sa phrase inscrite dans l’éditeur sans consultation de Yildun, par « c bon ou po ». Rastaban publie cette demande dans le chat publié en R55. À l’apparition de la demande, Yildun amorce dans son chat privé une réponse mitigée, « hmm », mais elle ne la publie pas tout de suite, elle prend environ cinq secondes avant.

Cette production Y56 et son mode de publication (avec un délai) nous inspire quelques réflexions. Premièrement, il nous semble que ce « hmm » marque que Yildun prend une distance par rapport à la publication de Rastaban, mais qu’il ne préjuge en rien du fait que Yildun en apprécie ou non le contenu. Deuxièmement, ce délai que prend Yildun avant de publier son écrit dénote selon nous une évidente hésitation. Nous verrons si dans la suite des échanges cette hésitation se précise. Troisièmement, nous ne pouvons dire précisément à quoi se rapporte ce « hmm ». Est-ce une réponse à R55 ? Ou est-ce l’expression d’un avis sur E2-R53 ? Nous espérons pouvoir y répondre dans la suite de l’analyse. Enfin, ce délai montre aussi selon nous la spécificité de l’espace chat privé. En effet cet espace permet ce qui est impossible à l’oral en termes de production, c’est-à-dire négocier du sens avec soi-même dans l’action même de production du discours. La trace du chat privé, seulement perceptible par la participante responsable de l’opération d’écriture, est auto-adressée et immédiate. En effet, alors que la participante saisit au clavier sa production, elle en a une trace immédiate et tournée vers elle, bien que la production, elle, soit adressée à sa partenaire, et au tiers adressé. Il nous semble qu’à cet instant, cette opération permet à Yildun d’accomplir un contact social avec elle-même, c’est-à-dire qu’au moment où elle prend un moment avant de publier son énoncé, négociant réflexivement du sens avec elle-même dans cet espace très particulier du chat privé, Rastaban et le tiers adressé sont présents.

Une fois la réponse de Yildun plutôt mitigée publiée, Rastaban publie en R57 une série de points d’interrogation.

Que signifient-ils ? Viennent-ils, rétrospectivement, compléter l’énoncé R55 de Rastaban et lui donner ainsi le statut de question ? Viennent-ils répéter l’énoncé R55 qui se rapportait à la production E2-R53, en re-demander ainsi son avis à Yildun ? Viennent-ils interroger la dernière production Y56 de Yildun ? Nous ne pouvons le dire à cet instant.

Alors même que Rastaban formule ce « ????????????????? » Yildun anticipe cette publication en complétant son « hmm » en Y58a par « en 4 alors ».

Ce complément de réponse nous semble concerner le « pliez la en 2… » que Rastaban a inscrit dans l’éditeur, et suggérant de modifier cette phrase. Cette production Y58a vient nous apporter des éléments de compréhension supplémentaires du « hmm » de Yildun. Il nous semble en effet maintenant que ce « hmm » concernait le contenu de l’énoncé E2-R53 de Rastaban dans l’éditeur de textes, et que Yildun indiquait par sa publication qu’elle n’était pas pleinement d’accord avec son contenu. Ainsi, le délai de cinq secondes avant la publication du « hmm » a peut-être été un moment pendant lequel Yildun a évalué le contenu de E2-R53.

L’extrait s’arrête ici. Dans la suite des interactions, Rastaban semble exprimer son désaccord à Yildun quant à sa dernière proposition, qu’elle considère non recevable. Rastaban poursuit ensuite la rédaction dans l’éditeur, Yildun formulant une proposition de contenu pour la suite via le chat. Rastaban accepte la proposition de Yildun puis efface ce qu’elle a produit comme pour laisser Yildun saisir sa proposition. S’ensuivent ensuite une minute et demie d’activité exclusivement dans l’éditeur pendant lesquelles Rastaban et Yildun sont en « compétition » pour ressaisir la phrase pour laquelle elles viennent de s’entretenir. Yildun est en effet « propriétaire » de la proposition, et Rastaban est elle responsable de l’effacement dans l’éditeur et est donc responsable d’une action de « retrait » pour faire place à une production « meilleure ». Les deux participantes écrivent en même temps, ce qui est bien sûr source de conflits au niveau de l’éditeur, puis Rastaban prend la main pour terminer la phrase. Cette prise en main de l’activité par Rastaban est acceptée par Yildun, et les deux participantes échangent ici quelques marques de complicité. On voit bien ici que la production d’un énoncé n’est pas réalisée sous le regard de l’autre et que la rédactrice ne peut intégrer d’assentiment ou de désapprobation de l’autre. Le rire, non visible, doit être explicitement exprimé s’il veut être « dit », ici les co-rédactrices échangent des « jsui mdr », « je ri tte seule », « lol », « ptdr », etc. Ce moment de la session d’activité nous mène à l’extrait 3 que nous analysons ci-dessous.