6. Discussion sur les analyses des extraits de la session d’activité et conclusion

La situation que nous avons étudiée est constituée de deux personnes en situation de conception conjointe, placés dans deux salles distinctes, face à des dispositifs numériques sophistiqués qui permettent de communiquer par internet, via un chat. C’est une situation devenue très courante et qui donne lieu à des modes d’expression conversationnels nouveaux. Les interactants doivent s’affranchir des modalités non verbales et para verbales. La production d’un énoncé n’est pas réalisée sous le regard de l’autre et le scripteur n’a pas la possibilité d’intégrer d’assentiment ou de désapprobation de l’autre. Le rire, non visible, doit être explicitement exprimé s’il veut être « dit » 8 . La demande d’avis ou de précision, le questionnement, l’étonnement doivent être précisément manifesté, voire explicitement mis en avant pour être perceptible par l’autre. Les hésitations inhérentes à toute production verbale sont ici gommées par le filtre entre le « chat privé » et le « chat public ». Bref un grand nombre de phénomènes centraux dans la conversation classique sont ici absents. La question est de savoir ce que ce type de situation induit pour la construction de significations. Ceci a déjà été largement étudié mais pas dans cette situation spéciale où simultanément un espace d’écriture conjointe est présent sur chacun des deux écrans.

Dans cette session d’activité, le mode d’emploi a acquis au fil de l’activité une forme stabilisée. Cette forme est le fruit du travail de deux rédactrices, qui ont été conduites, via une dynamique cognitive collaborative, à concevoir conjointement une production pérenne. Au lieu de mettre en place une situation de résolution d’un problème de conception entre deux « cerveaux interlocutants », nous en avons proposé une qui rend possible une activité conjointe de production de connaissances, située vis-à-vis des artefacts de la situation, et distribuée entre les acteurs. Nous avons montré que l’utilisation, au sein de l’interaction, des traces d’expérience supporte l'intersubjectivité et le rapport au dispositif technique.

Nous avons argué que les mobilisations de l’expérience constituent des sources du processus de rédaction conjointe car elles configurent les modes d’expressions des individus. Les expériences ne sont pas mobilisées de la même manière selon les moments de la session. Nous avons avancé qu’à certains moments, des traces pouvaient jouer un rôle de conjecture ou d’intermédiaire à l’activité. Nous avons supposé que via l’utilisation de traces, un contact social avec soi-même était possible pour les participantes.

Par ailleurs, au fil de la session, nous avons montré que l’utilisation des traces évolue : au début de l’activité, les traces utilisées sont les traces propres, c'est-à-dire celles de ses propres productions. Leur utilisation est consultatoire, et concerne les traces du chat publié. Nous montrons que ces traces prennent le statut d’objets intermédiaires pour l’activité, tour à tour dans les registres de la médiation, c'est-à-dire comme des objets communicationnels entre les participantes, et de la représentation, c'est-à-dire comme ponctuation de la conception du mode d’emploi. Nous voyons ensuite que les traces du chat privé sont utilisées, de manière consultatoire encore. Puis dans le troisième extrait, nous montrons une utilisation opératoire des traces propres du chat publié. Ce passage de l’utilisation consultatoire à l’utilisation opératoire est selon nous un signe de l’évolution de la genèse instrumentale du dispositif. Dans la suite de la session, ce sont des traces des productions de l’autre qui sont mobilisées, de manière consultatoire. En fin d’activité, des traces alter sont utilisées de manière opératoire. Cette progression, des traces propres vers les traces alter, et de leur utilisation consultatoire vers leur utilisation opératoire montre selon nous qu’il y a eu une actualisation des procédures d’utilisation des traces.

Au plan micro, nous avons exposé comment les co-rédactrices sont parvenues de manière conjointe à produire une trace finalisée de leur activité, le mode d’emploi. Nous avons montré l’importance de considérer un ou plusieurs « tours de scription » pour interpréter les énoncés et préciser leur rôle dans l’activité. Au plan macro, nous avons montré plusieurs moments participant selon nous à la genèse instrumentale du dispositif technique et de son évolution. Nous avons montré que les traces ont un rôle dans ces genèses, et qu’ainsi, elles favorisent l’appropriation du dispositif. Nous avons montré comment la production des participantes s’est négociée et stabilisée dans le temps, par exemple via le jeu d’alternance dans l’utilisation des pronoms « on » et « je » et le rôle de ces pronoms. Nous avons exposé comment elle est devenue quasiment routinière en termes d’utilisation des espaces, et en parallèle à la prise en main des espaces numériques et à l’utilisation des traces d’expérience. Nous avons avancé que, au fil de l’extrait, l’activité des participantes se transforme, et qu’elle s’oriente selon les moments vers ses facettes constructive et productive. Nous avons également montré le caractère opportuniste, situé et distribué de l’activité étudiée.

Dans le chapitre suivant, nous mettons en perspectives les différentes observations et interprétations que nous avons faites, vis-à-vis de nos questions de recherche et des concepts présentés dans l’état de l’art. Nous présentons premièrement un résumé du travail accompli et des contributions, puis présentons des perspectives, à court et à long terme, pour ce travail de recherche.

Notes
8.

R71 jsui mdr

R72 je ri tte seule et Y73 idem