Avant-propos

‘ On a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien et la seule par où l’on peut entrer et que l’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre. ’ ‘Marcel Proust’

C’est en ma qualité de linguiste, d’enseignante en lettres plus précisément, que j’avais été sollicitée pour co-animer bénévolement un atelier d’écriture au sein du SMPR (Service Médico-Psychologique Régional) d’une Maison d’Arrêt pour hommes.

Le médecin et la psychologue responsables de ce groupe thérapeutique n’ignoraient cependant pas que je poursuivais par ailleurs des études de psychologie clinique ; c’est en fait cette double compétence qui les intéressait. C’est pourquoi, je leur signifiais dès notre première rencontre que j’avais le projet d’interroger ces deux champs théoriques dans une recherche de D.E.A.

A cette date, l’arrière-plan clinique de mon questionnement s’articulait à partir de mon expérience professionnelle qui m’avait permis de noter chez certains sujets diverses formes d’enfermement psychique lié aux avatars problématiques des apprentissages de l’écrit.

Je saisis immédiatement l’opportunité qui m’était ainsi faite de travailler en milieu carcéral pour réfléchir sur ce que pouvait représenter l’écriture pour des sujets incarcérés.

Mais peu à peu je pressentais qu’une autre problématique, plus personnelle sous-tendait toute cette recherche, avec une première question lancinante : comment parvenir à écrire ? J’ai pris conscience du fantasme que j’avais de trouver en prison une clé pour écrire, alors que j’interrogeais inconsciemment les détenus sur un « comment écrire ? », d’où une fascination dans laquelle j’avais été prise d’emblée.

Puis d’autres questions, encore et toujours. Ecrire une thèse ou écrire tout simplement ? Alors que je commençais à rédiger cette recherche de doctorat, je me surprenais à entreprendre, parallèlement et presque en secret de moi-même, un autre texte, beaucoup plus ludique et personnel celui-là, dans lequel la narratrice adressait ironiquement des injonctions à la doctorante.

Au début, – c’était les vacances d’été, et mon activité professionnelle était donc interrompue – ce subterfuge parût assez stimulant pour l’une et pour l’autre, mais très rapidement, dès la rentrée universitaire, je ne trouvais plus assez de temps pour mener toutes ces activités de front ; écrire un roman s’avérait dans ce contexte trop culpabilisant. Il me restait ce doctorat à poursuivre et achever, pourtant sans les stimulations gentiment moqueuses de la narratrice, la thèse n’avançait plus.

« Ecriture ». Ce mot a longtemps raisonné étrangement en moi… il semblait revenir, lancinant, pour me dire quelque chose…

Je tentais d’en parcourir tous les versants, un peu à l’aveuglette…

Lire, d’abord… pendant mon enfance, pour apprendre cette langue maternelle que je ne savais pas écrire, qui me faisait souffrir, que je haïssais tant. Ma langue, c’était l’allemand, la langue de ce pays que j’habitais, la langue de mon père… A neuf ans… changement de territoire : je suis sommée d’oublier. Je dois devenir une petite fille française, mais je ne sais pas… quarante fautes dans ma dictée… Et j’ai la bouche pâteuse, embarrassée de chuintantes… J’en reste coite, muette pendant des années, je n’ai rien à dire… Alors, je lis.

Lire encore et encore… jusqu’à ce que ma rétine photographie avec patience et obstination, articles, substantifs, adjectifs, verbes… sous toutes leurs formes et variantes. Car je ne connais aucune des règles grammaticales rabâchées. S’agit-il d’en apprendre une, mon intelligence se brouille, ma tête se vide… Balzac, Montherlant, Gide, Proust, Cocteau, Colette et bien d’autres m’ont fait aimer la langue de ma mère. J’ai finalement été séduite.

Lire et écrire plus tard… pendant mes études de lettres qui me permettaient de prendre une revanche. Je me spécialisais en grammaire historique puis en philologie romane, je distinguais phonèmes antérieurs ou postérieurs, dentales, palatales ou vélaires, articulations apicales ou post dorsales ; je lisais l’ancien français et le latin et grâce à l’indo-européen, racines allemandes et françaises se mêlaient : ma langue devenait universelle.

Et un soir, alors que je songeais au pourquoi de cette recherche, ce lapsus : je veux dire écriture et c’est fermeture qui vient à la place. Je ressens comme un vague malaise et tout à coup c’est l’insight : die Tür ! Porte, en allemand ! Ecri-tür : porte de l’écrit ? Ou plutôt ouverture s’opposant à fermeture… ? Une porte se ferme… une porte s’ouvre… Sur quoi ?

Ecrire… ouvrir une porte… pour passer de l’autre côté... Du côté de la vie…? Pour survivre… ?

Cette recherche, comme toute recherche clinique vient toucher à l’intime, tant du côté du chercheur/observateur que du côté du sujet observé. Un sujet va à la rencontre d’un autre sujet ; cette dimension intersubjective ouvrant à chaque fois sur une part d’inconnu, de l’autre, de soi ; de l’autre en soi.

Mais au-delà d’histoires de vie plus ou moins cachées, révélées par autant de mises en paroles que de mises en écriture, au-delà de l’histoire individuelle, cette recherche qui interroge les liens entre l’écriture et diverses formes d’enfermement – carcéral, concentrationnaire et volontaire –, vient aussi côtoyer l’histoire collective ; celle d’une catastrophe qui a définitivement jeté son voile noir sur l’humanité : l’Holocauste.

Focaliser le regard selon le point de vue de l’histoire individuelle n’est-ce pas menacer l’histoire collective ? C’est une question que pourrait se poser le lecteur en parcourant les passages de cette thèse concernant l’enfermement concentrationnaire. Mais comment éviter cet écueil ?

La notion d’histoire de vie telle que définie par G. Pineau et J. L. Le Grand nous a paru apporter un repère intéressant pour notre propos :

« Histoires de vie : degrés zéro 1

Un point zéro serait une vie privée non seulement d’expression, mais d’expression personnelle sur des moments autres que son immédiateté. Et, malheureusement, ce n’est pas un cas de figure hypothétique. C’est le cas pathologique des amnésiques et le but des entreprises de dépersonnalisation visant à éliminer la construction d’une temporalité personnelle. (1993, p. 5)

«Nous ne sommes même pas sûrs d’avoir le droit de raconter ces événements de notre propre vie » (Soljenitsyne, 1974, p. 110)

Un point zéro des histoires de vie est donc une vie sans mémoire et sans expression dépassant son immédiateté. Un autre degré zéro est une parole historique mais non reliée à des faits personnellement vécus. C’est l’immense continent « Histoire » qui peut refouler l’émergence des « petites » histoires individuelles ».

Notre point de vue s’est attaché à étudier certains processus psychiques de sujets singuliers, pris dans l’histoire collective, sans volonté de nier, de minimiser ou au contraire de sacraliser la mémoire du génocide.

Mais laissons le dernier mot à J. Semprun, survivant de l’holocauste, qui nous met en garde contre « les abus de la mémoire et le danger de sacralisation » : « Il y a l’absence de mémoire et la mémoire exaspérée à laquelle on ne peut pas toucher sans être accusé de révisionnisme. La mémoire de l’extermination des juifs en Europe ne s’est pas manifestée avant les années 60. Par culpabilité des rescapés et incrédulité des autres. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Avec le risque, non de bloquer l’avenir, mais de rendre plus difficile l’audace pour aborder le présent. Je n’aime pas le mot Shoah, un mot hébreu, un peu mystérieux qui ajoute à la sacralisation de la mémoire. Alors, que pour être partagée par tout le monde, cette mémoire doit être laïque, uniquement historique et donc susceptible d’être étudiée de manière rationnelle ».

Notes
1.

G. PINEAU et J.L. LE GRAND, Histoires de vie. Les auteurs, dans un paragraphe intitulé « Histoires de vie : degrés zéro, déterminent un degré zéro pour délimiter et définir la notion d’histoire de vie.