2.2. Les ensevelis vivants de M. Gagnebin

Se situant à l’interface de l’esthétique, de la philosophie et de la psychanalyse, M. Gagnebin utilise la métaphore de « l’enseveli vivant » pour étudier les mécanismes psychiques de la création, notamment de l’écriture.

Elle constate la profusion des figures d’» ensevelis-enterrés-murés-morts vivants » dans l’art, pour en faire la pierre de touche de sa réflexion. S’interrogeant dans un premier temps sur la fantaisie qui consiste à tenter de se représenter sa propre mort, l’auteur dégage ce qu’elle nomme « l’espace du tombeau » et l’angoisse qui lui est corrélative : la terreur d’être enseveli vivant (1987, pp. 26-27).

Mais selon elle, ni l’» abandon élationnel au liquide amniotique, nourricier et protecteur », ni le » déchiquetage brutal de la mastication » ou encore la « peur du fameux « vagin denté », ne paraissent organiser ce fantasme de l’enseveli vivant qui relève d’une problématique plus anale en lien avec la perversion. Ainsi M. Gagnebin distingue-t-elle le thème des « ensevelis vivants » où l’aspect anal expulsif domine, de celui des « morts vivants » où règne la part orale-cannibalique. C’est d’ailleurs ce versant qui a attiré notre attention (ibid., p.27).

Elle remarque encore que si le mort-vivant fait surgir quantité de représentations, de la crypte, du caveau, de la serrure – ce que nous avons pu vérifier dans notre présent travail – celle de l’enseveli vivant semble beaucoup moins figurable, tout au moins du côté de la figuration plastique, comme si seules les représentations de mot étaient aptes à le cerner. L’auteur en vient alors peu à peu à distinguer un « fantasme noir » – de l’enseveli vivant – auquel elle associe une « castration fécale » où l’avènement de l’objet s’avère contemporain de l’effondrement du Moi, d’un « fantasme blanc » – du mort-vivant – s’organisant en référence à la scène primitive. Si l’auteur relève ce point qui intéresse tout particulièrement notre travail, elle n’en tire pas toutes les conséquences possibles ; notre clinique semble nous permettre d’aller plus loin.

Le fantasme en jeu, lié étroitement au rapport à l’objet, déciderait du type de création – plastique, littéraire... – chez l’artiste ; mais encore faut-il pouvoir en repérer les différents opérateurs psychiques. C’est pourquoi est décryptée la figure d’Antigone – dans les œuvres théâtrales – comme prototype féminin des enterrées vives, à travers laquelle se découvre « une mère phallique fécalisée jusque dans sa castration » (ibid., p. 107). Puis ce sont plusieurs héroïnes, notamment trois emmurées vives de la littérature qui sont examinées : « conjuguant des traits prégénitaux et subissant castration ou mutilations, elles semblent s’offrir paradoxalement comme des paradigmes de l’immatérialisme » (ibid., p. 107). L’auteur fait ainsi apparaître des constellations signifiantes, telles la sodomie, la castration et la régression lorsqu’elle atteint le refoulement originaire. (Il faut noter que cette partie de sa démonstration s’appuie exclusivement sur des cas « féminins » alors que notre propre population est de sexe masculin ; cela peut expliquer en partie le fait que nous ne retrouvions pas tout à fait les mêmes thèmes.)

Enfin, vont être considérées les œuvres dans lesquelles l’ensevelissement prend des allures de « stratagème », l’enterrement n’étant que simulé, joué. Se référant largement aux Misérables de V. Hugo, l’auteur cite ce passage dans lequel il est dit de Jean Valjean, le forçat évadé, s’enfonçant dans les égouts de Paris, qu’il quitte « cette rue où la mort était partout pour cette espèce de sépulcre où il y avait la vie – vie du cloaque – ; et encore qu’» il marchait dans une énigme » (ibid., p. 124), énigme appartenant au registre de la honte et non de la culpabilité comme l’indique l’œuvre où l’on peut lire que : « Boue est synonyme de honte » (ibid., p.130). Nous verrons que le thème du cloaque, de la honte traverse toute notre clinique, les sujets ne se sentant plus humains, se vivant comme déchet, et percevant l’objet – maternel notamment – comme un cloaque immonde.

Au-delà des différentes circonstances qui motivent ce stratagème, il apparaît qu’un des enjeux en est le plaisir sadique visant non seulement le héros mais aussi le lecteur de l’œuvre qui se trouve enfermé lui-même dans ce qui ressemble fort à un « piège anal ». Et M. Gagnebin de s’interroger alors : « quel peut être le rapport entretenu par l’artiste avec son public intime, si le but de l’entreprise est de rouler dans l’excrémentiel son lecteur ? [...] Serait-ce à dire que dans ce redoublement du sadisme anal qu’est, bel et bien, le stratagème de l’enseveli vivant, on aurait, en quelque sorte, la caricature, souvent désespérée, d’un impossible rapport entre l’artiste et son public intime ? Celui-ci n’existant qu’à la condition d’être comme immédiatement fécalisé ? » (ibid., p. 131). Se trouve ainsi questionnée la notion de pulsion d’emprise. Pulsion d’emprise que nous envisageons dans notre propre travail comme une dimension du fantasme de toute puissance, où œuvre l’identification projective pathologique.

Et l’auteur de noter que par delà la différence des genres artistiques, le stratagème de faux enterrés vivants, met en évidence une faille du narcissisme.

Dans d’autres œuvres le stratagème réussit trop bien puisque « l’ensevelissement dans l’art est porteur de vie et de salut ». Ainsi, dans la nouvelle de M. Yourcenar, où le peintre Wang-Fô peint sur sa toile une barque qui lui permet de fuir sur la mer de jade bleu qu’il vient de créer. L’art est érigé en absolu, il devient la vraie vie à côté de quoi la vie n’est rien. De même dans Le véritable Saint Genest de J. Rotrou, où la fiction devient réalité quand un comédien va jusqu’à s’ensevelir dans son rôle ; mort et naissance alors se rejoignent. M. Gagnebin y voit l’œuvre d’un Soi grandiose qui signe encore une fois une pathologie du narcissisme. C’est bien à la même conclusion que nous arrivons, même si se déclinent d’autres manifestations de toute-puissance que le « Soi grandiose » selon le type d’enfermement – volontaire, concentrationnaire, carcéral. Que la mort et la vie se confondent, c’est surtout le fantasme de scène primitive qui le montrera dans son organisation très particulière.

L’auteur va encore parcourir les œuvres d’E. Zola et de F. Dostoïevski dans lesquelles le thème de l’enterré vivant est très présent. L’importance accordée aux odeurs nauséabondes l’amène à s’interroger sur une pulsion du respir et sur les rapports que la zone érogène respiratoire entretiendrait avec le mouvement créateur : « Formuler le sexuel n’est pas le flairer, mais plutôt le coucher d’un souffle sur le papier ! La respiration, de pulsion du Moi, semblerait se charger de l’efficace du sexuel et charrier des forces de liaison comparables à l’entrelacs du coït » (ibid., pp. 180-181). Si nous évoquons aussi une pulsion du respir c’est plus en relation avec l’enfermement qu’avec la création, la métaphore de l’étouffement nous permettant d’appréhender une forme de « neutralisation énergétique » plus adéquate que celle du « gel » ou de la « pétrification » – proposés plus classiquement – dans les cas qui nous intéressent. Le lien que propose M. Gagnebin nous donne une piste à creuser puisqu’il rend encore plus pertinent le rapport que nous avions initialement pressenti entre enfermement, étouffement et création.

Parallèlement, l’auteur réinterroge la fragilité des frontières entre rêve et réalité régie selon elle par une même économie : « une fondamentale perte d’identité a comme fissuré le Moi, désormais au bord de la dépersonnalisation » (ibid., p. 174). C’est un autre point que nous serons amenés à développer, M. Gagnebin se contentant d’en faire le constat sans en approfondir tous les enjeux théorico-cliniques.

Enfin, l’auteur conclue sur cette idée que l’accès à la poïétique s’avère l’écho d’un « rituel de la sépulture des vifs », (ibid., p. 186) avant de proposer sa définition de l’authentique œuvre d’art. A cette occasion, elle fait l’hypothèse que la pulsion d’emprise serait à l’origine de la création de toute véritable œuvre, pulsion d’emprise qui se manifeste déjà dans l’investissement que l’artiste fait du papier, du stylo, conçus comme prolongements de son corps. Mais pulsion d’emprise concernant aussi l’objet que le créateur doit pouvoir transformer en maîtrise relative à lui-même, ce qui lui donne une capacité à jouer, à inventer, à créer : « il apparaîtrait donc bien que la pulsion d’emprise facilite le passage de la passivité de l’expérience à l’activité du jeu ». Et, c’est la plus ou moins grande part de l’exercice de l’emprise au sein de la sublimation qui caractériserait l’œuvre du pervers ; le défaut d’emprise ne pouvant que retentir sur le processus de création. Sans oublier pourtant que la perversion serait toujours une composante de l’art et serait présente dans tout processus d’écriture : « L’érotisation de la zone anale l’emporterait dans la psyché de l’écrivant sur la honte de l’écrivain éminemment rejeté loin du couple parental. C’est ainsi que la perversion devient une simple problématique présente en chacun, dès lors que l’on considère son rôle dans la dynamique fantasmatique de l’écrivant. Alors que chez l’écrivain elle a, bel et bien, statut de structure » (ibid., p. 198). Si nous nous proposons de faire une large place à la maîtrise et à l’emprise qui sont à l’œuvre dans le travail de création, nous n’axerons pas pour autant notre point de vue sur la question de la perversion – pourtant présente –, notre propos consistant plus à montrer comment le fantasme de toute-puissance pourrait permettre de transformer une expérience primaire de radicale impuissance.

En réalité, si l’ouvrage de M. Gagnebin est particulièrement riche en références littéraires concernant le sujet qui nous intéresse, son approche s’avère d’une part insuffisamment clinique, d’autre part trop peu approfondie pour servir d’appui. Nous y avons cependant trouvé confirmation de certaines de nos intuitions premières ce qui nous a encouragé à poursuivre plus avant.