1.1. Du côté du D.E.A.

Sollicitée il y a quelques années pour co-animer un atelier d’écriture en milieu carcéral, l’observation clinique aussi bien que ma curiosité de chercheur, m’ont amenée à préciser le champ de mon investigation ; il s’agissait alors de comprendre pourquoi certains sujets incarcérés se mettaient à écrire, voire endossaient l’identité d’ écrivains. Quel rapport entretenaient-ils avec l’écriture ?

Il s’est trouvé que pour cette population, l’incarcération avait ouvert une brèche dans le narcissisme, et qu’il leur avait fallu dans un sursaut défensif aménager à tout prix une défense mégalomaniaque et devenir tout pour éviter de n’être rien, pour ne pas s’effondrer.

Leur soif d’identifications étayantes avait conduit ces sujets à imiter certains aspects de personnalités héroïques et notamment à s’identifier à des écrivains. La contention opérée par l’incarcération ne permettant pas au détenu d’évacuer les tensions pulsionnelles peu maîtrisables, il allait donc trouver dans l’écriture une voie de décharge. L’écriture s’avérait alors un agir de plus dans leur vécu, s’inscrivant dans une compulsion de répétition mortifère comme les autres passages à l’acte délictueux ou criminels. Ainsi, ces sujets avaient-ils l’illusion de transformer leur vécu traumatique en un destin exceptionnel. L’écrit possédant une fonction évacuatrice, leur vécu ainsi matérialisé cessait un temps d’être persécutoire, car il était mis à distance. Mieux même, car sous la forme écrite, leur expérience devenait réalité visible, admirable, non seulement objet du regard propre mais aussi objet à montrer, à exposer au regard d’autrui ; l’écrit avait une fonction re-narcissisante. Le moi retrouvait alors sa dimension narcissique originelle et son omnipotence.

Et c’est ce lien avec le narcissisme primaire que j’ai pu ensuite analyser. Car il s’est avéré que l’écriture représentait pour ces sujets à la fois une tentative pour rejoindre la mère et retrouver l’unité narcissique primaire, et un effort pour s’extraire de la confusion menaçante d’avec l’imago maternelle. Se posait pour eux la question de savoir comment arriver à se différencier de l’autre, à se subjectiver, l’autre ne pouvant qu’être « perdu de vue ». Et si la problématique de l’absence occupait cette place, c’est bien parce que l’accès à un espace de transitionnalité n’était pas encore assuré, ou ne l’était plus tout à fait.

J’ai alors pu montrer comment la tentative du sujet pour maintenir la symbiose première par un « discours sur son écriture », venait paradoxalement échouer au moment de « la présentation de l’écrit ». L’écriture donnée à lire, venait faire irruption dans la relation duelle que le sujet avait instaurée avec moi pour restaurer son narcissisme perdu. C’est que l’écriture représentait un objet tiers pouvant préfigurer quelque chose de l’objet transitionnel.

Pourtant, ces aspects cliniques que j’ai pu observer dans cette population de détenus, comme le désir d’autogenèse, l’illusion de toute-puissance, la fragilité narcissique, la lutte contre la dépression,… pour le dire de façon schématique, nous les retrouvons chez de grands écrivains. Cela m’a bien sûr amenée à me poser la question de savoir ce qui distinguait ces derniers, des sujets rencontrés, chez lesquels ne se produisait pas de « décollage créateur » – pour reprendre l’expression de D. Anzieu (1981a). Mais il s’agissait là d’un débat trop long et complexe qui ne pouvait entrer dans le cadre de la mise en chantier du D.E.A.

Ce premier travail a pourtant révélé – et c’est un point qu’il ne faut pas perdre de vue – que l’enfermement physique des détenus s’avérait le plus souvent en miroir d’un enfermement psychique. A partir de là, ne pouvait-on pas se demander si ce n’était pas un vécu primaire d’enfermement qui pouvait conduire le sujet à revivre à son insu une incarcération ? Le sujet serait amené à installer, dans la réalité, les conditions de sa propre incarcération, un peu sur le modèle des criminels par sentiment de culpabilité tel que théorisé par S. Freud (1916)

Par ailleurs, je ne pouvais pas ignorer – et c’est un matériel qui s’imposait à moi avec insistance – que certains écrivains s’enfermaient pour pouvoir écrire, comme par exemple M. Proust et F. Kafka. Pourquoi ce besoin de claustration ? Comment comprendre ce lien entre écriture et enfermement ?

Et comment penser encore l’écriture de sujets ayant vécu un enfermement extrême, traumatique, celui des camps de concentration ou de déportation ?