3.1.2. Pourquoi trois cliniques ?

Ces trois cliniques, qui se relient les unes aux autres par de nombreux points communs, vont me permettre, chacune, de travailler plus spécifiquement un point de vue.

La clinique de l’auto-enfermement me permettra de focaliser le point de vue sur :

  • la fonction de l’enfermement, puisque celui-ci n’est pas imposé mais choisi, recherché ; nous pouvons donc espérer appréhender quelque chose des contraintes internes qui conduisent un sujet à s’enfermer ; c’est notamment le lien entre auto-enfermement et écriture qui pourra être mis à jour, puisque dans son discours manifeste, le sujet dit s’enfermer pour pouvoir écrire ;
  • le vécu de déshumanisation, qui ne peut pas résulter de l’enfermement physique, matériel, et ne peut donc que se rattacher à un vécu d’enfermement primaire traumatique du sujet.
    Pour les sujets de cette clinique, il est en effet exclu de considérer qu’il existe un rapport direct entre l’enfermement physique et le traumatisme ; c’est un avantage certain par rapport aux deux autres cliniques dans la mesure où la possibilité de dissocier enfermement et potentialité traumatique nous permet d’étudier plus facilement l’origine du traumatisme. Autrement dit, il sera plus aisé de montrer que la souffrance du sujet et son vécu de déshumanisation trouvent éventuellement leur source dans un traumatisme primaire d’enfermement. J’espère pouvoir dans le même temps comprendre la fonction de cet enfermement physique second par rapport à l’enfermement primaire.

La clinique de l’enfermement concentrationnaire me permettra de focaliser le point de vue sur :

  • un enfermement subi, extrême, dont on ne peut pas se libérer par sa seule volonté ; en comprendre le statut et les effets me permettra éventuellement de mettre à jour un enfermement plus précoce ;
  • la fonction de l’écriture puisque le sujet dit ressentir la nécessité d’écrire pour dépasser le traumatisme lié à l’enfermement – toute la difficulté consistera alors à faire la part de ce qui relève du traumatisme lié à l’enfermement second et à un éventuel enfermement premier – ,
  • le dispositif d’écriture que le sujet met en place pour tenter d’élaborer quelque chose de son traumatisme puisque ces sujets ne ressentent pas la nécessité de s’enfermer pour écrire. On pourrait même dire qu’ils écrivent pour « sortir » de leur enfermement, c’est-à-dire pour tenter de l’élaborer. De plus, les écrits de P. Levi comme de J. Semprun sont tous postérieurs au vécu des camps, ce qui s’avère être un inconvénient pour juger de l’origine de la déshumanisation, mais un avantage du point de vue de l’existence d’un lien entre l’enfermement et l’écriture.

Comme pour les sujets de la clinique de l’enfermement volontaire la question de la déshumanisation se pose en terme d’enjeu de vie ou de mort qui vient se cristalliser autour de l’écriture et de l’enfermement. Mais pour les sujets de cette clinique concentrationnaire le risque létal est réel, il déborde le sujet dans la réalité de l’enfermement et il est central dans tout le travail d’écriture, plus ou moins symbolisé selon les cas.

La clinique de l’enfermement carcéral me permettra de focaliser le point de vue sur :

  • la relation d’objet dans l’ici et maintenant de la rencontre – pour les détenus rencontrés en M.A. –, les sujets écrivant non pas spontanément mais à ma demande. Le transfert sur le groupe – dans le dispositif de l’atelier d’écriture – et sur le clinicien-chercheur – dans les deux dispositifs – nous permettra notamment de travailler à partir de l’analyse de notre vécu contretransférentiel.
  • une écriture « de l’enfermement carcéral » – le roman Suerte – quand un « décollage créateur » (Anzieu, 1981a) s’est produit. C. Lucas présente a priori le même profil que les détenus rencontrés en Maison d’Arrêt, pourtant il se montre capable de mettre en place seul, en prison, un dispositif d’écriture qui semble s’avérer être un dispositif soignant.

En effet, si le nouage complexe entre déshumanisation, enfermement et écriture reste en filigrane chez les détenus de la Maison d’Arrêt en raison d’un défaut des capacités de symbolisation – la souffrance qui émerge s’exprimant essentiellement par des passages à l’acte, C. Lucas se montre capable d’élaborer en partie son enfermement psychique.

Enfin, l’écart qui existe entre l’écriture des détenus de la M. A. et celle des autres cliniques peut se révéler très intéressant : si les mêmes processus se répètent dans des situations aussi différentes, si l’on retrouve les mêmes enjeux d’écriture au-delà des particularités idiosyncrasiques de tel ou tel sujet, cela aura un effet de validation.