3.2. Points de vue particuliers sur la méthode.

3.2.1. Les particularités de l’investigation clinique des œuvres littéraires

Il a été beaucoup discuté de l’application de la psychanalyse hors du domaine thérapeutique, et notamment des résistances à l’analyse des œuvres littéraires. Pourtant pour S. Freud, la psychanalyse ne devait pas se limiter au dispositif divan-fauteuil. Dans L’enseignement de la Psychanalyse dans les Universités (1919), il écrit que l’application de sa méthode n’est d’aucune façon confinée au champ des désordres psychiques mais s’étend également à la solution des problèmes de l’art, de la religion et de la philosophie ». Il a lui-même utilisé un matériel tiré de l’œuvre de grands écrivains comme Goethe, Shakespeare, Hoffmann... Pour qui s’intéresse à la psyché humaine, l’œuvre littéraire offre une possibilité d’investigation de l’inconscient tout a fait fructueuse.

S. Freud note dans Délire et Rêves dans la « Gradiva » de Jensen (1906-1907) que « Les poètes et les romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous hommes du commun, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science ».

Pour lui, « le rapport entre les impressions d’enfance de l’artiste et son histoire personnelle d’une part, et de l’autre ses œuvres en tant que réactions à ces impressions, sont l’un des sujets les plus passionnants pour l’investigation psychanalytique » (1913).

Après Freud, d’autres analystes, O. Rank, K. Abraham et M. Klein se sont aussi essayés à ce type de recherches. Sans oublier encore E. Jones, R. Laforgue, et plus près de nous, A. Clancier (1973), J. Bellemin-Noël (1978), J. Chasseguet-Smirgel (1971), D. Anzieu (1974) qui a dirigé l’ouvrage collectif Vers une métapsychologie de la création, mais aussi J. Guillaumin et sa Psychanalyse de la créativité (1998).

Je n’exposerai pas ici tous les travaux consacrés à l’éclairage de la psychanalyse sur la littérature, tant les points de vue sont nombreux et divergents : pathographie, psychobiographie, psychocritique, textanalyse, psychanalyse textuelle… La tendance la plus récente de l’étude psychanalytique sur la littérature s’oriente plutôt vers le travail sur le texte que sur la psychologie de l’écrivain. Car au-delà des méthodes d’approche, c’est aussi l’analyse qui varie.

J. Chasseguet-Smiergel (1971) propose une étude de l’œuvre d’art, de son contenu aussi bien que de sa forme et de son style, indépendamment des données biographiques de l’auteur. La critique principale qu’elle adresse à la méthode biographique, c’est qu’on ne saurait se servir de la technique analytique classique, reposant sur la libre association, dans une situation très différente de celle de la cure psychanalytique.

D. Anzieu (1974) adopte une autre position ; il se propose de lire l’ensemble des romans d’un auteur, comme il écouterait la parole d’un patient tout au long d’une cure psychanalytique. C’est par l’étude du contre-transfert qu’il peut dégager le sens de l’œuvre et analyser l’artiste.

Pour J. Bellemin-Noël (1978), il ne saurait y avoir de véritable psychanalyse in abstentia, le texte étant un corpus limité qui ne peut fournir aucune association complémentaire et ne se réduisant donc pas à l’auteur.

C’est aussi l’avis de S. Doubrowsky (1980) : « Au dire tout ce qui vient à l’esprit », ne correspond pas naïvement « un écrire tout ce qui vient sous la plume ».

Pour C. Wieder (1988), « le texte littéraire, tout comme l’œuvre d’art en général, est une œuvre de persuasion, grâce à laquelle des corps parlent à des corps, et ne s’agit certainement pas de purs esprits d’adressant à de purs esprits ».

Ce point de vue me paraît primordial dans la mesure, où, en deçà même de la question de la légitimité d’une analyse du texte construite sur le modèle de la cure analytique, de sa méthode, l’auteur met l’accent sur la rencontre de deux sujets – l’écrivain et le lecteur – et d’une communication entre eux par le biais du langage écrit. Nous sortons aussi du strict cadre et dispositif de la cure analytique pour nous situer dans le champ plus large de la relation clinique, avec l’instauration d’un espace de parole, d’une parole circulante qui a des effets sur le corps.

Partageant le point de vue selon lequel l’œuvre exprime une vérité humaine universelle, qu’elle existe par elle-même, je m’appuierai essentiellement sur le texte écrit. J’évoquerai toutefois certains éléments biographiques pour confirmer certains aspects de l’œuvre. Un va-et-vient entre l’œuvre, l’auteur, le lecteur – son vécu contretransférentiel – me paraît pertinent.

Une fois posés ces premiers éléments, il nous faut approfondir notre méthodologie d’écoute et de lecture.