1.2.1. Un enfermement physique pare-excitant

Il nous semble que la nécessité de dresser des murs entre soi et les autres, vient témoigner d’une défaillance de la fonction contenante. Les murs ne viennent-ils pas matérialiser dans la réalité, une frontière entre le monde interne et le monde externe du sujet ? Et représenter un pare-excitation pour protéger le sujet des excitations provenant de l’extérieur ?

Ainsi, à la mort de sa mère, Proust – il est alors âgé de trente quatre ans –, dont l’état de santé va encore s’aggraver, sort de moins en moins ; il finira par ne plus sortir de sa chambre qu’il a entièrement fait tapisser de liège pour l’isoler des bruits. Et dans l’atmosphère empuantie par les fumigations, il écrit avec acharnement ; il passe toutes ses journées au lit, ne se levant plus que deux ou trois fois par mois. Dans un courrier adressé à un ami, il se plaint de vivre « privé de tout, de la lumière du jour, de l’air, de tout travail, en un mot, de toute vie ».

Quant à F. Kafka, dans son Journal, en date du 15 août 1913, il a écrit : « Je m’isolerai de tous jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne ».

A sa fiancée Felice Bauer, il explique dans une lettre datée de 1913, combien il aime se réfugier dans des chambres d’hôtel qui représentent pour lui un espace neutre : » Avoir pour soi cet espace délimité par quatre murs faciles à embrasser d’un seul coup d’œil et entre lesquels on peut s’enfermer... » (1972, p. 282).

La biographie de ces deux auteurs met d’ailleurs très nettement en évidence, une peur des autres qui les a peu à peu conduits à atrophier leur vie relationnelle et affective au profit de leur activité d’écriture.

Dans un extrait de son journal datant du 3 janvier 1912, Kafka a écrit : « On peut parfaitement discerner en moi une concentration au profit de la littérature. Quand il fut devenu évident dans mon organisme que l’orientation de ma nature vers la création littéraire était la plus productive, tout se pressa dans ce sens et laissa inoccupés ceux de mes talents qui se tournaient vers les joies du sexe, du boire, du manger, de la réflexion philosophique et, en tout premier lieu, de la musique. J’ai maigri de tout ces côtés » (1954, p. 203).

A la date du 27 juillet 1914, il a noté : « Mon incapacité augmente même au bureau. Si je ne me réfugie pas dans le travail, je suis perdu. La conscience que j’en ai est-elle aussi claire que la chose elle-même ? Si je me cache, si je fuis les gens, ce n’est pas pour vivre en paix, c’est pour m’anéantir en paix ». (ibid., p. 376)

F. Kafka écrit encore le 27 avril 1915 : « Je suis incapable de vivre avec les gens, de leur parler. Absolument submergé par moi-même, ne pensant qu’à moi. Apathique, distrait, inquiet. Je n’ai rien à dire, jamais, à personne ». (ibid., p. 433)

« [...] Je suis un être renfermé, taciturne, insociable, insatisfait, sans toutefois pouvoir qualifier ce caractère de malheur pour moi, car il n’est que le reflet de mon but. [...] Eh bien, je vis dans ma famille, parmi les êtres les meilleurs et les plus aimants, plus étranger qu’un étranger. [...] c’est que je n’ai pas la moindre chose à leur dire. Tout ce qui n’est pas littérature m’ennuie et je le hais, car cela me dérange ou m’entrave, même si ce n’est qu’une présomption », note-t-il le 21 août 1913 (ibid., p.289).

« Les difficultés que j’ai à parler aux gens – difficultés certainement incroyables pour d’autres – viennent de ce que mon mode de pensée, ou plutôt le contenu de ma conscience, est absolument nébuleux, j’y suis installé – dans la mesure où cela dépend de moi – sans que rien me dérange et même avec satisfaction, alors qu’une conversation humaine exige un état aigu, de la consistance et une cohérence continuelle, toutes choses qui n’existent pas en moi. Personne ne consentira jamais à rester couché avec moi dans les brumes et y consentirait-il que je ne pourrais pas faire sortir le brouillard de mon front, entre deux êtres humains, il se liquéfie et se réduit à rien » (ibid., p. 425).

Des citations très similaires émaillent une grande partie du Journal de F. Kafka, témoignant de sa difficulté à communiquer non seulement avec sa famille mais aussi avec ses amis ou toute autre personne.

A propos de M. Proust, Céleste rapporte encore dans sa biographie que l’écrivain se plaignait de la perte de temps qui lui occasionnait ses très rares sorties : « Mon Dieu, le nombre de gens qu’il faut subir pour tomber sur un être peu ordinaire ! », et la gouvernante d’en conclure : « Mais une fois qu’il en tenait un, il en exprimait tout le suc ». Selon cette dernière, tout au moins les dix dernières années de sa vie, il ne sortait qu’avec la pensée de son livre ; donnant « des coups de sonde pour achever sa collection » de personnages (1973, p. 295).

Une autre fois, alors que la gouvernante lui demande pourquoi il ne s’est pas marié, M. Proust, surpris, lui fait cette réponse : « Voyons ma chère Céleste, il n’est pas possible que vous ne sentiez pas que je ne suis pas un homme fait pour le mariage. Je vous le demande : qu’aurais-je bien pu faire d’une femme qui aurait voulu aller à des thés, courir les couturières ? Elle m’eût mêlé à tout, entraîné partout ; je n’aurais pas pu écrire. Non, Céleste, il me faut la tranquillité. Je suis marié avec mon œuvre ; il n’y a que mes papiers qui comptent » (ibid., p. 211).

F. Kafka expliquera à plusieurs reprises qu’il est resté célibataire pour pouvoir écrire : « Je n’ai pas pu me marier, à cette époque tout en moi s’est révolté contre le mariage, si fort que j’aie aimé F. C’est principalement le désir de préserver mon travail littéraire qui m’en a empêché, car je croyais ce travail menacé par le mariage... » (1954, p. 281).

Ainsi les murs que Proust et Kafka ont eu besoin d’ériger autour d’eux semblent devoir les protéger des risques de communication avec autrui, avec le monde extérieur. Nous pensons, que les écrivains Proust et Kafka ont souffert de défaillances de la fonction maternelle. Ces failles – de la capacité de rêverie (chez Proust) et du holding   (chez Kafka) – entraînent des troubles du système pare-excitation comme d’ailleurs de la surface d’inscription. En l’absence de possibilité d’intériorisation du « holding » maternel, le Moi-peau ne peut assurer une fonction de maintenance du psychisme. Précisons que nous entendons ici la fonction contenante au sens large puisque qu’elle comprend aussi celle de maintenance ; il sera alors plus pertinent de parler de Moi-peau.

Chez F. Kafka, nous trouvons cette notation dans son Journal : « Amélioration parce que j’ai lu Strindberg (Séparés). Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. J’y suis assis comme un homme sur une statue. Dix fois, je suis en danger de glisser, mais à la onzième tentative, je tiens bon, j’ai de l’assurance et une vaste perspective « (1954, p. 439). C’est l’angoisse de ne pas être suffisamment tenu, d’être laissé tombé, dont il est question dans ce court extrait.

Certains éléments biographiques révèlent en effet que F. Kafka s’est senti délaissé par sa mère. Cette dernière était certes accaparée par un époux exigeant, mais aussi très certainement dépressive, car aux prises avec un travail de deuil difficile, consécutif au décès de deux de ses enfants, comme en témoigne notamment ce passage d’une lettre de l’écrivain à sa fiancée Felice : « Je suis l’aîné de six enfants, j’ai eu deux frères un peu plus jeunes que moi, qui sont morts en bas âge par la faute des médecins, après quoi il ne s’est rien passé pendant un certain temps, je suis resté quatre, cinq ans enfant unique, jusqu’au moment où mes trois sœurs se sont succédées à un et deux ans d’intervalle. J’ai donc vécu très longtemps seul et j’ai bataillé avec des nourrices, de vieilles bonnes d’enfants, des cuisinières hargneuses et de tristes gouvernantes, car mes parents étaient continuellement au magasin » (1972) Mère absente donc, physiquement mais aussi psychiquement, comme on peut le supposer.

Notons encore que F. Kafka dans son Journal, évoque l’histoire de sa lignée maternelle en des termes qui laissent supposer une « problématique mélancolique familiale » : « La mère de ma mère mourut prématurément du typhus. A partir du jour de cette mort, la grand-mère devint mélancolique, refusa toute nourriture, ne parla plus à personne ; une fois, c’était un an après la mort de sa fille, elle alla se promener et ne revient plus, on retira son corps de l’Elbe ». Il fait à cette occasion état d’un « oncle fou », son grand-oncle Nathan (1954, pp. 185-186). Quelques années auparavant, l’écrivain avait déjà noté non sans humour quelques phrases sur ce thème de la folie familiale : « ...mon père dit ouvertement qu’il craint que je ne devienne un second oncle Rudolf, c’est-à-dire le fou de la nouvelle génération de la famille, un fou légèrement retouché pour les besoins d’une autre époque, je vais pouvoir désormais sentir se rassembler et se fortifier en ma mère, dont l’opposition contre une telle opinion n’a cessé de diminuer au cours des années, tout ce qui parle pour moi et contre l’oncle Rudolf et s’introduit comme un coin entre les deux images qu’elle se fait de nous » (ibid., pp. 173-174).

Pour Kafka, nous pouvons donc faire l’hypothèse d’une déformation de l’enveloppe pare-excitation conduisant à la constitution d’un moi-peau carapace rigide qui pallie l’absence de conteneur comme l’illustre La métamorphose, où le héros Gregor Samsa est transformé en un monstrueux insecte au « dos aussi dur qu’une carapace » et à l’abdomen « bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides » (1916, pp. 45-46).

On retrouve ce trouble du pare-excitation chez l’écrivain dans la nécessité de s’enfermer derrière des murs qui nous semblent devoir servir d’écran protecteur entre le monde extérieur et la réalité psychique. Quant à la surface d’inscription elle est elle-même menacée d’être marquée à vif par des inscriptions indélébiles et honteuses comme dans La colonie pénitentiaire (1948). Concernant ce défaut d’un Moi-peau mal assuré dans ses fonctions de contenance – avec ses différentes catégories : sac, barrière et limite selon la définition de D. Anzieu –, une note extraite des « Cahiers divers et feuilles volantes » in Préparatifs de noce à la campagne de F. Kafka nous apparaît assez significative : « Tu dois percer le mur. Le percer n’est pas difficile, car il est fait de papier mince. La difficulté, c’est de ne pas te laisser tromper par le fait que sur le papier, il y a déjà une peinture excessivement trompeuse représentant comment tu perces le mur. De sorte que tu es tenté de dire : « Ne le percé-je pas continuellement ? » (1957, p. 382).

Nous retrouvons ici le mur – mur de l’enfermement- que Kafka a érigé entre lui et les autres pour se défendre. Mur qui a manifestement une fonction de pare-excitation dans la mesure où il vient renforcer de l’extérieur, une Moi-peau trop fragile, trop « mince ». Cette fragilité de l’enveloppe, nous la retrouvons dans « Description d’un combat » in La muraille de Chine, où le narrateur est revêtu d’une « multitude de petits morceaux d’étoffe jaune « qui le recouvre entièrement et « le jeune homme maigre » est lui,  taillé dans « du papier de soie, du papier de soie jaune » (1950, p. 48).

Mais ce mur « fait de papier mince », c’est aussi le mur de sa peau, ressenti semble-t-il paradoxalement comme sac sans trou – dans lequel il étouffe – ou sac totalement percé – et il étouffe encore –, paradoxe que l’on peut comprendre si l’on se souvient que F. Kafka était atteint de tuberculose pulmonaire, maladie qui entraîne des lésions des poumons et altère les capacités respiratoires. D. Anzieu insiste d’ailleurs, sur le fonctionnement paradoxal de la peau, et va jusqu’à s’interroger sur la question de savoir si « la paradoxalité psychique ne trouve pas sur la peau une partie de son étayage » (1985, p. 39). Plus précisément, l’auteur évoque entre autres, ce paradoxe d’une peau tout à la fois perméable et imperméable.

Le papier « peint » représente, selon nous, une surface d’inscription à peine ébauchée et présentant un trouble très spécifique : l’inscription en « trompe l’œil ». L’angoisse ici est différente de celle exprimée dans La colonie pénitentiaire où l’inscription infamante et indélébile est gravée jusqu’à percer à mort le condamné ; les traces semblent fixées, pourtant il ne s’agit que d’une illusion d’optique. Le sujet est lui-même induit en erreur, il ne se sent pas, il ne sait plus s’il est percé ou non, autrement dit, si son enveloppe psychique est continue sans ouverture, ou au contraire perforée par de multiples trous par lesquels risqueraient de s’écouler toute sa substance psychique. Sont ici en jeu la continuité du Soi qui ne peut-être maintenue que par une étanchéité totale du Moi-peau sac. Mais comme alors les échanges avec l’extérieur ne sont plus possibles, le sujet se sent enfermé et étouffe. Il faut donc tenter de percer cet « œuf », pour sortir de sa coquille et communiquer avec les autres, mais c’est alors l’angoisse de vidage qui apparaît. Nous empruntons cette métaphore de l’œuf, à D. Anzieu, qui lui, l’utilise à propos des enveloppes autistiques traduisant « la fixation au fantasme intra-utérin et l’échec d’accéder au fantasme d’une peau commune » : le bébé « échappe au fonctionnement ouvert, se protège dans une enveloppe autistique et se retire dans un système fermé, celui d’un œuf qui n’éclôt pas » (ibid., p. 85) Ce système clos correspond à un état psychique bidimensionnel ; espace interne et externe ne sont pas encore distincts.

On peut d’ailleurs mettre en lien ces défaillances spécifiques avec les troubles respiratoires dont souffrent aussi bien F. Kafka que M. Proust et dont D. Anzieu nous dit qu’ils correspondent à un besoin de rester plein pour éviter l’angoisse de vidage (ibid., p.140). Pour cet auteur, l’apparition de pathologies respiratoires est directement liée à des failles précoces du pré-Moi corporel ou Moi-peau. Faille précoce du moi, assurément, dans la mesure où l’image du moi comme sac vient figurer un moi fragile dont la différence moi/non-moi apparaît comme factice.

C’est aussi la question du regard qui est sollicitée dans le trompe l’œil, puisqu’il s’agit de donner à voir pour une réalité ce qui ne s’avère être qu’une image illusoire, et qui est à rapprocher des troubles narcissiques du sujet, plus précisément des erreurs de perception. Illusion de double paroi, due à une indifférenciation de la surface externe et de la surface interne ?

Ce mur de « papier mince » peut encore renvoyer à la feuille blanche qui fournit une peau symbolique à l’écrivain, surface d’inscription qui n’est pas sans évoquer le blank screen de B. Lewin (1958), figuration du sein maternel, premier objet contenant, qui selon J. Guillaumin fournit un écran pour les rêves mais aussi un fond pour les pensées (1980, p. 261). Mais nous détaillerons plus loin ce point, après avoir considéré ce qu’il en est de la défaillance du système pare-excitation chez l’écrivain M. Proust, car du fait des traits similaires que nous serons amenés à constater chez nos auteurs, nous pensons plus pertinent d’envisager une discussion commune aux deux.

Chez M. Proust donc, nous trouvons dans un passage de son roman Jean Santeuil l’utilisation d’une figure de style spécifique, l’hypallage 4 , qui vient dire, nous semble-t-il, quelque chose de cette faillite de la fonction maternelle  : « Il se voyait dedans ne pouvant dormir, pensant à sa mère, gardé loin d’elle par les couvertures muettes et trop bordées, sentant la palpitation infinie de son cœur grandir dans le silence de la nuit, l’irrévocable de l’absence, l’immobilité du repos, l’angoisse de la solitude et de l’insomnie. La chambre, c’était la prison, mais le lit, c’était la tombe » (1952)

L’hypallage procédant par déplacement, l’adjectif « muettes » est attribué au substantif « couvertures », alors qu’il aurait du logiquement qualifier la mère. Cette figure de rhétorique ne représente-t-elle pas ici une forme de défense par isolation, puisqu’elle permet d’éloigner les signifiants « mère » et « muette » dont l’association se révélerait par trop dangereuse pour le sujet ? Mère muette qui renverrait à une « mère morte », une mère indisponible. Une mère fermée parce que silencieuse ? Ou une mère sourde ?

Dans La Recherche, c’est l’évocation réitérée, insistante, d’un petit pan de mur qui a attiré notre attention, notamment associée à la description de la mort de l’écrivain Bergotte, sorte de double de l’auteur : « Cependant, la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. [...] Il se répétait : « Petit pan de mur avec un auvent, petit pan de mur jaune ». [...] Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? [...] il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée, à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer » (1954c, p. 187).

Cette interrogation « mort à jamais ? » du Temps retrouvé, vient faire écho à une même question au début de La Recherche du temps perdu, à propos d’un petit pan de mur, celui d’une scène première (celle de la nuit d’un drame du coucher, où la mère du narrateur viendra dormir dans sa chambre) dont le souvenir comme halluciné restera à jamais vivant, car figé dans le temps et l’espace : « [...] je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit [...] au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité [...] comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir » (1954a, pp. 43-44). De la scène trop brûlante pour l’enfant qu’il était, le narrateur ne gardera dans son souvenir que ce pan lumineux. Tout le reste est mort pour lui. Et de se dire : « Mort à jamais ? C’était possible. » (ibid., p. 44).

Si au début de La Recherche, la référence aux murs est si présente, cinq fois en tout à la sixième page, – à Combray, l’enfant qui se réveille et qui ne sait plus où il se trouve, essaye de se repérer par rapport à la position des murs ; ou encore, les murs invisibles  changent de place et tourbillonnent dans les ténèbres ; plus loin, il se décrit allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin ; finalement, le mur file dans une autre direction – n’est-ce pas parce que les murs sont analogues à des digues qui contiennent le sujet ? Quand pour diverses raisons, ce pare-excitation échoue à jouer son rôle, l’intégrité précaire du sujet semble menacée par des angoisses agoraphobiques , des angoisses de liquéfactioncomme le suggère la métaphore de l’entonnoir qui nous fait associer sur une chute liquide tourbillonnante : «... ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant... » (ibid., p. 8). F. Tustin rapproche ce type d’angoisses – chute d’eau, inondations, tourbillons – au vécu intra-utérin du fœtus qui vit dans le liquide amniotique ; d’après elle, l’enfant autistique qui a besoin de se sentir flotter, vit la réalité comme un terrible « retour sur terre ». (1986)

D’après A. Ciccone, « ces angoisses corporelles primitives, angoisses postnatales normales, sont apaisées, soulagées par une « tenue » adéquate du nourrisson de la part de l’objet maternant, tenue à la fois physique et psychique. L’absence ou la détérioration de l’objet contenant externe conduira à une activation excessive de ces angoisses » (1991, p. 51).

Nous pouvons dès lors supposer que la mère et l’environnement maternel de l’écrivain ont échoué à assurer une fonction de contenance de sa vie psychique, comme vient le confirmer la défaillance de son système pare-excitation. On peut comprendre que l’écrivain M. Proust ne se soit senti en sécurité qu’entre les quatre murs tapissés de liège de sa chambre ! Et l’écriture a certainement joué un rôle, comme nous aurons l’occasion de le découvrir.

Enfin, comme chez F. Kafka, nous retrouvons chez M. Proust, la référence au trompe l’œil : « Mais ce trompe-l’œil qui mettait près de moi un moment du passé incompatible avec le présent, ce trompe-l’œil ne durait pas. [...] Il n’est de souvenir douloureux que des morts. Or ceux-ci se détruisent vite, et il ne reste plus autour de leurs tombes mêmes que la beauté de la nature, le silence, la pureté de l’air. [...] Toujours le lieu actuel avait été vainqueur ; toujours c’était le vaincu qui m’avait paru le plus beau ; si beau que j’étais resté en extase... » (1954, pp. 873-875). Seule l’écriture, saura développer et fixer à jamais les images internes, en garder la lumineuse présence, un  » rayon spécial », nous dit M. Proust. Car « là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue » (ibid., p. 905).

Ainsi, il semblerait que les murs de l’enfermement aient contribué à instaurer le dispositif nécessaire pour écrire ! On peut imaginer que dans la nuit de sa mélancolie, le pan lumineux sur lequel se dessinait l’ombre de la mère ne s’est jamais éteint pour Proust, lui assurant la possibilité de projeter ses images internes, ce « kaléidoscope de l’obscurité » sur la feuille blanche. Arrière-fond maternel nécessaire à la contention psychique du sujet pour que l’écriture puisse advenir. Il faut un contenant (les murs) pour que survienne un contenu (l’écriture).

Notons sur ce point les similitudes que nous trouvons entre les descriptions de M. Proust et celles de ce passage du Journal de F. Kafka : « Vers le soir, sur le canapé, dans l’obscurité de ma chambre. [...] Si la lumière du vestibule et celle de la cuisine tombent en même temps sur la porte vitrée, une lueur verdâtre, ou plutôt, car je ne veux pas déprécier la certitude de mon impression, une lueur verte se répand presque jusqu’au bas des carreaux. Mais qu’on ferme la lumière dans le vestibule et que celle de la cuisine reste seule allumée, alors la vitre la plus proche de la cuisine devient d’un bleu foncé, passe au bleu blanchâtre, si blanchâtre que tout le dessin du verre dépoli (têtes de pavots stylisées, lierres, divers carrés et feuillages) se dissout. Les lueurs et les ombres projetées sur les murs et au plafond par la lumière électrique venant de la rue et du pont sont confuses, en partie décomposées, elles se recouvrent et retiennent difficilement l’attention. Cela tient simplement à ce que, tandis qu’on posait la lampe à arc dans la rue et qu’on installait cette chambre, aucune maîtresse de maison n’a tenu compte de l’aspect que prendrait ma chambre, vue du canapé à cette heure-ci sans son éclairage propre. [...] La lumière du vestibule fait naître sur le mur, au-dessus du lit, une grande surface brillante qui, limitée par une ligne courbe partant de la tête, en un instant écrase le lit, élargit ses montants sombres et fait disparaître le plafond » (ibid., pp. 66-67)

Nous rejoignons ici l’idée développée par des auteurs comme A. Green (1971) et J.B. Pontalis (1972), mais aussi J. Guillaumin dans La peau du centaure (1980), à partir du « blank screen » du rêve théorisé par B. Lewin (1958) et selon laquelle l’écran vide ou vacant représenterait un fond maternel qui jouerait dans le rêve une fonction de conteneur pour le sujet endormi. Pour J. Guillaumin, « la mère a dû jadis [...] anticiper d’abord le pouvoir de contention psychique du sujet, et le passage à l’auto-contention fantasmatique, autorisant la vie imaginative personnelle, ne s’est fait que lorsque l’appui maternel a reculé peu à peu dans le regard de l’enfant par l’élargissement et l’approfondissement du champ perceptif, et l’interposition de plans et d’écrans de relais, jusqu’à s’estomper, ne jouant plus que comme limite extrême de l’espace, arrière-plan estompé du paysage. L’écran maternel était ainsi entré dans les murs du Moi élargi de l’enfant, dans les parois psychiques de la bulle d’espace ou du territoire qui constitue son enceinte de sécurité, et figure projectivement au-dehors la clôture de son corps » (ibid., pp. 261-262). Et l’auteur va encore plus loin quand il soutient que « la surface d’inscription de l’œuvre est sans doute semblable à la peau du rêve, enveloppe – changeable et réversible – du moi onirique et enveloppe de la mère, incarnée à nouveau au dehors, à distance du Moi et conservant cependant, malgré la projection et par elle, son statut de conteneur psychique, grâce au réseau symbolique de l’écriture ».

Mais si J. Guillaumin considère bien la démarche créative comme motivée par une urgente nécessité de retrouver un appui extérieur lorsque le système pare-excitation est menacé par l’attaque des objets internes, il nous semble qu’il ne va pas jusqu’à considérer le cas où la défaillance maternelle aura été telle que le pare-excitation du sujet ne lui aura pas permis de se constituer une « enceinte de sécurité ».

C’est ce qui nous semble en jeu dans ce passage du Journal où F. Kafka décrit ses difficultés d’endormissement : « j’ai le sentiment de n’avoir pas dormi du tout ou de n’avoir dormi que sous une peau mince, je me retrouve devant la nécessité de travailler à m’endormir et je me sens rejeté par le sommeil. [...] Je pense à ces nuits d’autrefois, à ces fins de nuits où j’étais tiré d’un profond sommeil et où je me réveillais comme si j’avais été enfermé dans une noix » (1954, p. 62). Rappelons à ce propos que pour S. Freud « Le fait de dormir est somatiquement une réactivation du séjour dans le ventre de la mère, avec l’accomplissement des conditions de position de repos, de chaleur et de tenue à l’écart des stimuli » (1917, p. 126). On peut logiquement en déduire que lorsque la fonction maternelle a été défaillante à la naissance, elle n’a pas pu assurer le relais nécessaire entre vie intra-utérine et vie aérienne favorisant un endormissement serein.

Ainsi, Proust et Kafka, auraient en quelque sorte échoué à faire « entrer l’écran maternel dans les murs du Moi », devant dès lors pallier le défaut, aussi bien de la surface projective que de la paroi protectrice de leur Moi-peau.

Autrement dit, l’écriture et l’exigence de symbolisation primaire qu’elle comporte ici – à côté d’un travail de mise en mots plus secondarisé – ne pourraient se développer qu’à partir de l’édification au-dehors d’une protection. C’est pourquoi une condition préalable serait nécessaire à l’écriture, la feuille blanche ne suffisant pas à assurer une « fonction d’accueil et d’étayage global » de la réalité psychique du sujet : cette enveloppe protectrice, sécurisante et pare-excitante, il semblerait que les murs de l’enfermement soient précisément chargés de l’incarner.

Dans ce contexte, les murs de l’enfermement représenteraient une enveloppe contenante utilisée comme système « pare-excitation » prothétique. Cette fonction que la psyché a échoué à intérioriser, elle va tenter de la rétablir à l’extérieur, artificiellement.

Après avoir envisagé cette première fonction de l’enfermement volontaire, il nous faut maintenant considérer une seconde fonction : l’enfermement psychique sur le mode du clivage.

Notes
4.

L’hypallage consiste à attribuer à un mot de la phrase le caractérisant qui convenait à un autre mot de la même phrase.