2.1.1. Le versant rassurant du fantasme

Nous observerons successivement ce qu’il en est de ce versant du fantasme de retour in utero chez M. Proust puis chez F. Kafka.

2.1.1.1. Chez M. Proust : s’enfermer pour retrouver le temps perdu

N’est-ce pas le désir de retrouver ce qu’il a perdu qui va mobiliser chez M. Proust ce fantasme de retour dans le sein maternel ?

Il nous semble que la structure même de A la recherche du temps perdu tente de soutenir ce fantasme, fantasme que nous retrouvons inscrit en abyme dans la matière même du récit comme l’a noté G. Cogez : « Le narrateur va se référer pour bâtir son œuvre, à un fonds de croyance indestructible en l’harmonie sans faille des choses et des êtres » (1990, p. 68-69). On pourrait d’ailleurs proposer une lecture de l’incipit « longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1954a, p. 3) et des admirables pages sur ce thème de Morphée qui lui font directement suite, comme la métaphore d’un voyage régrédient vers la béatitude du sommeil, très proche aussi d’un retour dans le ventre maternel... non sans analogie par ailleurs avec la régression créatrice.

Ainsi le côté de chez Swann, qui ouvre La recherche, c’est Combray, lieu qui représente pour le narrateur qui nourrit le désir d’écrire, un monde rassurant et plein de certitudes ; c’est l’univers familial, nid douillet avec ses repères stables et sécurisants ; sont évoqués la demeure familière, la tendresse maternelle, la chambre à coucher, le sommeil et les rêves. Combray avec « ses deux côtés solides et bien distincts (comme les deux piliers du roman)» selon le commentateur G. Cogez (1990, p. 68-69) : « [...] c’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait connaître sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie.[...] Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller... «, écrit le narrateur (1954a, p. 184).

Il semblerait que Sa majesté enfantine ne saurait se résoudre à sortir de cette réalité totalisante que représente le paradis premier symbolisé ici par la fusion des « deux côtés ».

Mais ce monde sans faille de l’enfance va se fissurer avec le passage du temps, la réalité extérieure s’avérant moins en harmonie que ne l’avait rêvée le jeune garçon. Première désillusion, premières angoisses : se voir refuser un baiser par sa mère, un soir avant de se coucher. Reviendra cette souffrance de la séparation comme un leitmotiv dans toute l’œuvre, car sans ce baiser qui lui sert de « viatique », l’enfant ne reconnaît plus sa chambre, ne sait plus qui il est. Dans cette relation fondée sur le Moi idéal, si l’un vient à s’éloigner, l’autre est menacé de perdre la cohérence de son moi.

A la mort de sa mère, le chagrin de M. Proust est immense : « Ma vie a désormais perdu son seul but, son seul amour, sa seule consolation. J’ai perdu celle dont la vigilance incessante m’apportait en paix, en tendresse, le seul miel de ma vie », confie-t-il à Madame de Noailles (Rapporté par A. Adam, 1965, p. 23). De plus en plus malade, il finira par s’enfermer dans sa chambre comme nous avons déjà pu l’évoquer. Dans le silence ouaté de la pièce, il passe ses nuits à écrire, ses journées à dormir, refusant qu’on le dérange ou qu’on lui parle sans y avoir été invité, ne s’exprimant parfois que par signes, comme si une part de lui-même avait rejoint la morte, avait été faite morte.

Céleste Albaret semble d’ailleurs avoir bien saisi certains enjeux qui ont conduit son maître à se claustrer ainsi ; elle en parle à propos des exigences culinaires très précises que manifestait ce dernier : « Aujourd’hui, je pense que ces envies soudaines qu’il avait correspondaient à des moments où il courait après le temps qu’il avait perdu – mais perdu comme on le dit d’un paradis. Et chaque envie correspondait toujours aussi à un fournisseur précis, datant de sa jeunesse ou, en tout cas, de l’époque où il vivait encore chez ses parents. Et tout cela se raccordait à sa mère, naturellement, qui avait grand soin de sa table et de son train de maison. Parfois une gâterie lui passait par la tête. Si c’étaient des petits fours, ils ne pouvaient venir que de chez Rebattet, parce que sa mère avait décidé que c’étaient les meilleurs de Paris » (1973, p. 101). C’est bien d’incorporation dont il s’agit ici, sa mère continuant à vivre à travers lui.

Pour M. Proust, s’enfermer, se cloîtrer dans sa chambre, c’est tenter de retrouver le paradis perdu du narcissisme primaire, la quiétude du ventre maternel.

En effet, d’après la description qu’en font plusieurs témoins, sa chambre ressemblait à une sorte d’antre. Céleste Albaret a évoqué d’ailleurs la fascination éprouvée lors de sa première visite dans la chambre de son maître : « comme si j’étais entrée à l’intérieur d’un énorme bouchon à cause des plaques de liège fixées tout autour par des liteaux cloués, pour empêcher tous les bruits d’arriver jusque-là ». L’impression est si forte qu’elle va l’associer à un souvenir d’enfance, celui de la visite d’une grotte : « Il y avait le silence ; je n’entendais plus les cris, ou alors ils étaient tout petits. Surtout, il y avait la couleur de la terre, dans la lumière du jour qui s’affaiblissait jusque-là. C’était exactement le brun miel du liège, et je m’étais déjà dit : « C’est comme si tu entrais dans un bouchon » (ibid., pp. 30-31).

Cette association de la gouvernante, nous évoque certes l’univers in utero, protégé de la lumière et dans lequel les bruits parviennent de loin, étouffés... mais la comparaison avec le bouchon et surtout l’évocation de la grotte et de la couleur « brun miel » du bouchon comme de la terre nous rappellent encore plus l’univers anal, le cloaque... un ventre maternel plus effrayant que rassurant dans lequel le sujet peut se sentir prisonnier. Notons d’ailleurs que nous retrouvons dans de nombreux passages de la Recherche le thème de la naissance et du mystère de la femme liés à des évocations de l’enfer. Joan Rosasco, spécialiste de M. Proust, note à ce propos que « les Enfers sont le lieu des rencontres tant souhaitées, mais forcément pénibles, avec les morts, surtout avec la Mère morte » (1980, p. 147).

On pressent déjà que l’angoisse de séparation coexiste ou alterne avec une angoisse de non-séparation, paradis et enfer représentant les deux versants possibles du fantasme de retour in utero.