4.1.1. Le récit d’une scène primitive  : une scène primitive mortifère

4.1.1.1. De la « scène du baiser » au « bal des têtes »

Nous prendrons comme point de départ un souvenir de La Recherche très souvent commenté comme une scène primitive ; il s’agit de la scène du baiser ayant manifestement une valeur traumatique, et à partir de laquelle se déroule toute l’œuvre et à l’intérieur du récit même, la vocation d’écrivain du narrateur. Souvenir seize fois réécrit avant d’aboutir à la version qu’on connaît s’ouvrant sur l’incipit « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (1954a, p. 3).

Le moment crucial en est le supplice du coucher : « A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations » (ibid. p. 9) [...] Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit »(ibid., p. 13).

Mais ce baiser quotidien, l’enfant ne l’obtient pas lorsque ses parents invitent à dîner – M. Swann, presque toujours – ; sa mère alors ne monte pas dans sa chambre. Un soir, pourtant, son anxiété est telle qu’il tente « une ruse de condamné », il écrit un billet dans lequel il supplie sa mère de monter pour une raison grave. N’obtenant pas de réponse, il décide de guetter le coucher de sa mère pour aller « l’embrasser coûte que coûte ». Le moment venu, il s’élance vers sa mère pour lui réclamer son baiser, mais le père déjà arrive, les surprend, l’enfant se croit perdu. Pourtant, contre toute attente, le père, voyant le chagrin de son fils, exhorte son épouse à coucher auprès du petit (ibid. pp. 9-37).

Dans Le temps retrouvé, à quelques pages de la fin de La Recherche, le narrateur se remémore encore une fois ce souvenir d’enfance : « C’était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort lente de ma grand’mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s’était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l’avaient accompagné, j’avais entendu la porte du jardin s’ouvrir, sonner, se refermer... » (1954c, 1045-1046). La phrase s’interrompt sur des points de suspension, le et cætera renvoyant a priori à un passé que le lecteur connaît déjà et que le narrateur ne juge pas utile de rappeler – la fameuse scène où le père commande à la mère d’aller dormir dans la chambre de son fils.

La série de verbes » s’ouvrir, sonner, se refermer » qui n’évoque pas d’emblée une image visuelle précise, attire pourtant, grâce à l’allitération, notre attention auditive. Ce sifflement serait-il celui de l’asthme qui vient en place d’une parole articulée ?

Dans un deuxième temps s’ébauche un mouvement qui dévoile et cache – ouvre et ferme – tout à la fois. Qui cache quoi ? De l’indicible, de l’irreprésentable assurément. Que l’on peut entendre si l’on rapproche ce passage d’un autre qui fait suite et où le timbre, la hauteur et l’intensité de la sonnette nous sont précisés : « ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé » (1954c, p. 1046).

Alors ce que nous évoque ce tintement lié à l’ouverture et à la fermeture de la porte ce sont ces bruits qui peuvent filtrer de la chambre à coucher parentale et auxquels ne peuvent s’associer à première vue aucune image supportable pour le narrateur. La synesthésie qui convoque simultanément diverses sensations, dit d’ailleurs combien le sujet est confronté à une réalité complexe, difficile à saisir mais qui met tous ses sens en émoi.

Pour J. Kristeva, en effet, ce « symptôme bien connu de l’asthme mortifère, lacérant ses poumons et son cœur, l’enchaînant à son lit et à sa mère, lui fait vivre à même la chair un combat qu’on ne saurait dire simplement érotique, car il est éminemment thanatique. Il porte la mémoire inconsciente, auditive et spasmique de la scène primitive, à travers une somatisation certes, mais dont on oublie souvent qu’elle est une sensation paroxystique, solitaire » (1994, p. 420).

Seul demeure l’effroi, l’effroi qui recouvre le tout et avec l’effroi les criaillements qui résonnent toujours en lui, alors même qu’il a beaucoup vieilli : « je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus prés, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours [...] (1954c, pp. 1046-1047).

Ce même tintement que se fait réentendre à l’intérieur de lui bien des années plus tard, relie ainsi le « bal des têtes » – où les invités « se sont faits » une tête de personnes âgées – à la scène du coucher. Et c’est aussi le côté de chez Swann et le côté de Guermantes – le côté du père et le côté de la mère – qui se voient ainsi réunis, alors que précédemment c’est la venue de Swann qui empêchait la mère de monter rejoindre son fils, Swann jouant mieux que le père un rôle de tiers séparateur.

Ne sommes nous pas en présence d’une représentation métaphorique d’une scène primitive ?

Comme le note G. Gachnochi, « la juxtaposition des deux scènes, prenant sens l’une par l’autre, apparaît plutôt comme une manière dramatique d’exposer les deux temps d’un traumatisme en fait très distants, le premier trouvant toute sa signification dans l’après-coup » (1999, p. 548).

Ces deux temps qui se relient ne nous permettent-ils pas de réinterpréter la scène du baiser initiale comme une scène funèbre, la « scène primitive  » se transmutant en « scène mortuaire » ? Rappelons à ce propos que le narrateur enfant quand il devait se mettre au lit sans recevoir de baiser, ressentait l’impression de se coucher dans un tombeau.

Un autre exemple de « scène originaire » tiré de La Recherche nous permettra de confirmer cette proposition ; pour cela il nous faut suivre le jeune narrateur sur les bords de la Vivonne.