4.2. Chez F. Kafka

Chez F. Kafka, nous trouvons maintes notations que l’on peut rapporter au fantasme de scène primitive. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que nous nous heurtons à un fantasme qui échoue à s’organiser comme un fantasme.

Dans son Journal, F. Kafka a consigné cette notation : « Il arrive que je les poursuive aussi de ma haine, la vue du lit conjugal de mes parents, des draps qui ont servi, des chemises de nuit soigneusement étendues, peut m’exaspérer jusqu’à la nausée, peut me retourner le dedans du corps ; c’est comme si je n’étais pas définitivement né, comme si je sortais toujours de cette vie étouffée pour venir au monde dans cette chambre étouffante, comme s’il me fallait sans cesse aller y chercher une confirmation de ma vie, comme si j’étais, sinon complètement, du moins en partie, lié indissolublement à ces choses odieuses. Le fait est qu’elles restent collées à mes pieds, mes pieds qui veulent courir et sont encore enfoncés dans la première bouillie informe. C’est ainsi parfois » (1954, p. 479).

On ne peut mieux illustrer notre hypothèse selon laquelle l’enfermement – l’étouffement – représenterait une figure de l’intransformable de la scène primitive . Le sujet n’a pas pu naître à sa vie psychique, il est encore englué dans la pâte maternelle première, il na pas pu se séparer du corps maternel pour avoir un corps à soi : il a été étouffé et il étouffe.

Une variante de cette scène primitive nous est proposée par F. Kafka dans La métamorphose : « Il vit seulement encore, d’un dernier regard, qu’on ouvrait brutalement la porte de sa chambre et que, suivie par sa sœur qui criait, sa mère en sortait précipitamment, en chemise, car sa sœur l’avait déshabillée pour qu’elle respirât plus librement pendant son évanouissement, puis que sa mère courait vers son père en perdant en chemin, l’un après l’autre, ses jupons délacés qui glissaient à terre, et qu’en trébuchant sur eux elle se précipitait sur le père, l’enlaçait, ne faisait plus qu’un avec luimais Gregor perdait déjà la vue – et, les mains derrière la nuque du père, le suppliait d’épargner la vie de Gregor »(1916, p. 94).

L’étouffement qui se voit ici déplacé du fils à la mère, pointe la confusion entre les deux protagonistes. Le rapprochement entre le père et la mère aveugle le fils.

La configuration de ces fantasme originaires nous paraît parfaitement illustrer ces propos de C. Couvreur qui se réfère elle-même à F. Kafka – un extrait de la Lettre au père concernant « l’incident du pawlatsche » – : « la scène originaire qui est un schème organisateur central [...] est parfois fantasmée comme ce qui menace d’aspirer le sujet, de l’engloutir dans le magma initial, de le désorganiser, voire de le détruire. La réalité tout entière est alors appréhendée comme une scène primitive terrifiante et mal représentable, toute séduction est ressentie comme une effraction qui risque de devenir mortelle, et l’angoisse de perte ne se limite pas à celle de la castration. Les fantasmes originaires, sursaturés de violence primitive, échouent complètement dans certains cas à tracer des réseaux de sens suffisants pour endiguer l’excitation, ne peuvent rendrent compte de l’inadmissible manque de l’objet primaire et donc garantir les fondations narcissiques de l’identité bisexuée oedipienne » (1991, p. 1091).

Pourtant, après le passage du Journal cité ci-dessus, et se terminant par « C’est ainsi parfois », F. Kafka poursuit : « Mais à d’autres moments, je me rappelle qu’ils sont mes parents, c’est-à-dire des composantes de mon être propre qui ne cessent de me dispenser des forces et qui font partie de moi non seulement comme obstacles, mais encore comme êtres. J’exige alors qu’ils soient semblables à ce que l’on peut exiger de mieux : s’il est vrai qu’avec toute ma méchanceté, ma désobligeance, mon égoïsme, mon manque d’amour j’ai tremblé devant eux et tremble maintenant encore – car on ne peut mettre fin à cela –, si cela est vrai, je veux les en voir dignes. Ils me dupent, mais comme je ne peux pas m’insurger contre la loi naturelle sans devenir fou, je retombe dans la haine, toujours dans la haine (Ottla me paraît être parfois ce que j’attendais confusément d’une mère : pure, vraie, honnête, conséquente. Humilité et fierté, capacité de sympathie et réserve, dévouement et indépendance, timidité et courage, tout cela dans un équilibre parfait. Je mentionne Ottla parce que maman est aussi en elle, bien qu’elle y soit sous des traits absolument méconnaissables). Je veux donc les en voir dignes (1954, pp. 479-480).

La clinique de l’auto-enfermement nous a permis de commencer à mettre à l’épreuve plusieurs de nos hypothèses.

Nous avons pu faire apparaître que c’est parce qu’ils ne se sentaient pas tout à fait humains, que F. Kafka et M. Proust avaient éprouvé la nécessité de se protéger, de se replier sur eux-mêmes en s’enfermant. Nous avons pu mettre en évidence que l’enfermement représentait une solution anti-traumatique, un « type de liaison primaire non symbolique » et plus précisément, un mécanisme de « neutralisation énergétique », mécanisme d’appoint au clivage pour faire échec au retour du clivé.

Pour F. Kafka et M. Proust, l’enfermement consistait en un aménagement de la vie psychique permettant de limiter les investissements d’objets et les relations risquant de réactiver la zone traumatique primaire et l’état de manque dégénératif qui lui était consécutif.

Nous avons également pu observer que cette modalité défensive qui consistait à « étouffer » son existence derrière les murs de l’enfermement, était associée à une défense par somatisation concernant précisément une affection respiratoire, ce qui nous autorisait à penser que ces sujets avait bien vécu un étouffement premier dans leur relation à l’objet maternel primaire.

Enfin, il est apparu que les murs de l’enfermement représentaient un pare-excitation apte à compenser la fonction contenante défaillante de ces sujets ; que de ce fait, les murs participaient de leur dispositif d’écriture.

Il nous faut maintenant mettre à l’épreuve de nos autres cliniques nos différentes hypothèses. Nous envisagerons comme pour la clinique de l’auto-enfermement ce qu’il en est de la fonction de l’enfermement – ou plutôt des effets de l’enfermement, puisqu’il s’agit d’enfermements subis – puis du fantasme de retour un utero.

Enfin, il nous importera de savoir si le dispositif d’écriture tel que la clinique de l’enfermement volontaire a permis de le mettre à jour, garde toute sa pertinence concernant le reste de notre matériel de recherche.