Chapitre 2. Clinique de l’enfermement concentrationnaire

1. L’enfermement intra muros

1.1. Problématique de l’enfermement concentrationnaire

Rappelons la question qui est au centre de notre problématique concernant le lien entre écriture et enfermement : pourquoi cet éprouvé de déshumanisation que nous constatons chez tous les sujets de notre recherche ?

Nous avions proposé l’hypothèse principale suivante : ce n’est pas exclusivement l’univers propre à l’enfermement – subi ou volontaire – qui déshumanise ; cet enfermement second réactiverait les traces d’un vécu primaire d’enfermement, d’étouffement et de non accès à une subjectivité humanisante.

Hypothèse que nous avions construite à partir des écrivains M. Proust et F. Kafka, que nous avons donc déjà mise à l’épreuve pour cette clinique de l’enfermement volontaire, et qu’il nous faut maintenant mettre au travail pour la clinique de l’enfermement concentrationnaire.

Qu’en est-il donc pour ces écrivains qui ont vécu les camps de concentration et qui n’ont pas choisi un enfermement protecteur mais tout au contraire subi une claustration extrêmement mortifère ?

Selon notre hypothèse, J. Semprun et P. Levi auraient vécu un enfermement, un étouffement premier dans la relation primaire à l’objet maternel qui par un effet d’après-coup aurait rendu traumatique l’enfermement second. Tout au moins autrement traumatique comme nous allons tenter de le montrer.

Car si nous proposons d’envisager la déshumanisation consécutive à l’enfermement des déportés selon le même modèle que celui des écrivains qui se sont enfermés volontairement, les deux situations ne sont pas pour autant parfaitement superposables. L’enfermement concentrationnaire nous semble inévitablement traumatique pour le sujet qui le subit. Les auteurs qui ont travaillé avec des survivants de l’holocauste, comme c’est le cas notamment de H. Krystal(1968) insistent cependant sur le fait que selon leur organisation psychique les sujets ne vivent pas semblablement les mêmes conditions menaçantes.

Rappelons que ce qui nous intéresse plus particulièrement d’observer, c’est que chez certains sujets, le traumatisme conduit à l’écriture, et à une écriture comportant certaines caractéristiques que l’on retrouve aussi chez des auteurs qui se sont enfermés volontairement. Le vécu d’étouffement, par exemple, que nous retrouvons dans toutes nos cliniques a attiré notre attention dans la mesure où il n’est pas spécifique à l’enfermement concentrationnaire en général.

Mais comme nous l’avons déjà fait pour F. Kafka et M. Proust, il nous faut dans un premier temps nous attacher à cerner statut et effets – il nous paraît inapproprié de parler de fonction – de l’enfermement dans l’économie psychique des sujets ayant vécu la déportation.

Ne pourrait-on pas supposer que ces sujets auraient mis en place, comme F. Kafka et M. Proust, des solutions par rapport aux zones traumatiques primaires ? Mais alors, lesquelles ? Car un point reste cependant obscur : pour notre deuxième catégorie de sujets, on ne peut pas postuler a priori que l’enfermement représente une solution anti-traumatique puisqu’ils ont été contraints de vivre l’enfermement ; ils n’ont donc pas pu choisir celui-ci comme modalité défensive. C’est pourquoi nous ne pouvons pas parler de « fonction » de l’enfermement ; il paraît plus opportun d’envisager « le statut et les effets » de cet enfermement concentrationnaire.

Rappelons à ce propos que nous avions précisé que cette question de la potentialité traumatique/déshumanisante de l’enfermement se situait hors de notre champ d’exploration ; que si nous ne pouvions l’ignorer, il nous fallait la suspendre, pour pouvoir précisément focaliser notre observation sur la part de déshumanisation liée à un vécu primaire d’enfermement et de non accès à une subjectivité humanisante.

Il nous faudra cependant envisager les incidences méthodologiques qu’un tel point de vue entraîne.