1.2. Statut et effets de l’enfermement concentrationnaire.

La difficulté à laquelle nous sommes confrontés réside dans le fait que le traumatisme consécutif à l’expérience des camps a pu désorganiser profondément la psyché comme le propose notamment A. Ferrant lorsqu’il écrit que « l’auto-organisation impliquée par les logiques de survie, c’est-à-dire tout ce qui est commandé par la traversée d’une situation extrême, ne concerne pas seulement la surface de l’appareil psychique mais implique une ré-élaboration profonde de la subjectivité » (2001, p. 116).

(« [...] Vous savez qu’on n’efface pas l’expérience du Lager. On peut la surmonter, la rendre indolore, la rendre utile, même, comme toutes les expériences de la vie, mais on ne peut l’effacer », a déclaré P. Levi, en 1984 lors d’un entretien (1997, p. 139).

Quand la déshumanisation fait partie du projet d’extermination, comment l’être humain survivant peut-il en réchapper psychiquement ?

Il apparaît donc difficile de mesurer les effets profondément désorganisateurs que l’expérience concentrationnaire a pu avoir sur la structure psychique des sujets.

Se pose alors la question du rapport entre l’actuel et l’historique : il est malaisé de faire la part de ce qui revient au vécu concentrationnaire et de ce qui relève d’un traumatisme primaire, le sujet réinterprétant en permanence son histoire infantile à la lumière de ses expériences ultérieures. Comme les écrits de P. Levi et de J. Semprun sont tous postérieurs au vécu des camps, on pourrait présupposer que le matériel « historique » dont nous disposons a nécessairement subi des remaniements du fait de la situation extrême qu’ils ont vécue.

Mais n’oublions pas que cette situation extrême a été vécue en fonction des caractéristiques propres du sujet mais aussi en fonction de l’histoire antérieure ; la manière dont le sujet s’empare, se saisit de la réalité rencontrée révélant une partie de son histoire infantile. On doit pouvoir en retrouver des traces dans l’écriture.

Cela, d’autant plus que dans notre clinique la problématique du clivage et l’hypothèse du retour du clivé tiennent une place importante.  Que selon la théorisation de R. Roussillon : « Beaucoup plus que le refoulement le clivage provoque des fueros, espèces d’extraterritorialités « utopiques » ou atopiques qui semblent traverser les âges sans être remaniés par les expériences ultérieures, c’est d’ailleurs sans doute même la caractéristique centrale des états clivés de la psyché » (1999b, p. 23). Ainsi donc, nous pourrions retrouver dans l’écriture ce qui de l’expérience traumatique primaire « a été liée de manière non symbolique au plus prés de ses modalités d’enregistrement historique « (ibid., p. 23).

Mais n’anticipons pas trop sur notre démonstration à venir et ne perdons pas de vue que nous souhaitons interroger plus particulièrement le vécu de déshumanisation dans son lien avec l’enfermement et l’écriture. Tous les sujets ayant vécu les camps de concentration ou d’extermination et qui ont pu en réchapper n’ont pas pour autant ressenti le besoin d’écrire sur cette expérience – si toutefois ils avaient la capacité de le faire. Qu’est-ce qui est donc spécifique à ces écrivains ?

Dans ce contexte, nous pourrions proposer l’idée selon laquelle l’échec du système défensif mis en place par le sujet tient une place importante dans la dimension traumatique générée par l’enfermement. Du fait de l’enfermement, la solution défensive antérieure ne fonctionnerait plus, cela générerait un effet traumatique chez le sujet.

Les sujets déportés que nous considérons semblent en effet avoir mis en place des solutions par rapport aux zones traumatiques primaires : l’engagement et la militance politiques. C’est pourquoi nous avons proposé l’hypothèse complémentaire selon laquelle l’enfermement subi venant annihiler le système de défense – système en étayages sociaux pour la clinique concentrationnaire, en anti-socialité pour la clinique carcérale – organisé pour lutter contre un traumatisme primaire clivé, le sujet serait confronté à la menace d’un retour catastrophique de ses expériences traumatiques antérieures clivées de la psyché.

Si nous suivons ce raisonnement, qui s’appuie sur la clinique de l’auto-enfermement, nous pouvons raisonnablement envisager la séquence suivante :

- un traumatisme primaire,

- une défense par clivage,

- une défense contre le retour de l’état traumatique clivé, soit une modalité de liaison primaire non symbolique : l’engagement et la militance politique,

- l’échec de ce système défensif du fait de la déportation.

Pour faciliter la lecture de notre démonstration, nous proposons sur le modèle de la clinique de l’enfermement volontaire, d’étudier les différentes formes d’enfermement que nous trouvons chez J. Semprun et P. Levi : un enfermement physique qui met en échec le système défensif, un enfermement psychique que révèle un vécu de mal-être antérieur à l’enfermement concentrationnaire, ces deux formes d’enfermement mettant à jour, ici encore, un enfermement traumatique primaire dans la relation à l’objet maternel.