1.2.2. L’enfermement psychique : un vécu de mal-être antérieur à l’enfermement concentrationnaire

Dans son roman L’écriture ou la vie, J. Semprun évoque une « angoisse nue de vivre » antérieure au vécu concentrationnaire : « l’angoisse d’être né, issu du néant confus par un hasard irrémédiable. On n’a aucun besoin d’avoir connu les camps d’extermination pour connaître l’angoisse de vivre » (1994, p.149). Angoisse existentielle qu’il associe ailleurs à un vécu d’exclusion lié à l’expérience de l’exil.

Ainsi, rapporte-t-il dans un récit autobiographique Adieu vive clarté..., l’épisode de la Boulangerie (où une commerçante xénophobe se moque de son accent espagnol), à propos duquel il avoue sa timidité » parfois paralysante, que seule la volonté, l’expérience et l’apparat de la reconnaissance sociale m’ont permis de dissimuler, sinon de vaincre totalement et qui m’a laissé des traces phobiques : l’horreur du téléphone [...] la difficulté d’entrer tout seul dans un lieu public [...] Et de poursuivre « C’est probablement à cette même époque durant ces premières semaines d’exil dans la tristesse du déracinement, la perte de tous les repères habituels (langue, mœurs, vie familiale) qu’est née ou qu’a cristallisé la fatigue de vivre qui m’habite depuis lors, comme une gangrène lumineuse, une présence aiguë de néant. Et que je parviens généralement à dissimuler, de sorte que presque personne ne me croit quand j’y fais allusion » (1998, p.67). Le recours à un rétrécissement de son espace psychique semble le protéger des dangers externes et internes qui l’assaillent.

A propos de ce mal-être, l’écrivain cite lui-même son roman Quel beau dimanche : « J’ai décrit ainsi l’absence à moi-même, au monde, l’extrême fatigue de vivre qui m’a saisi à l’adolescence, dans la radicale étrangeté où j’avais été projeté » (1998, p.67).

Quant à P. Levi, il aurait déclaré à F. Camon ne pas être sûr que ses accès de dépression soient uniquement liés à son vécu de déportation. Ainsi, avant son emprisonnement, il avait essayé d’écrire un récit de montagne dans lequel il tentait d’exprimer comme il le dit lui-même « le franchissement » : « je voulais représenter la sensation qu’on éprouve quand on grimpe en ayant, devant soi, la ligne de la montagne qui ferme l’horizon : on grimpe, on ne voit que cette ligne, on ne voit rien d’autre, puis soudain on la franchit, on se retrouve de l’autre côté, et en quelques secondes on découvre un monde nouveau, on est dans un monde nouveau ». « La montagne était la clé de tout », dit-il encore dans ce même extrait (1997, p. 50). N’est-ce pas la question des limites qui est ici interrogée, et avec elle la recherche d’une solution pour sortir d’une forme d’enfermement interne ?

Dans la nouvelle « Vers l’ouest » in Vice de forme, il décrit un sentiment de vide intérieur : « Ce trou. Ce vide. Le fait de se sentir [...] inutile, avec tout ce qui nous entoure d’inutile, tous noyés dans un océan d’inutilité. Seuls même au milieu d’un foule : emmurés vivants au milieu d’emmurés vivants » (1966c, p.241). Notons ici l’expression « emmurés vivants » sur laquelle l’écrivain semble vouloir insister ; ne renvoie-t-elle pas à cet « enfermement derrière les murs » que nous avons pu observer chez Kafka et Proust ? Et donc à un enfermement primaire ?

Plus loin, dans le même texte, P. Levi s’interroge sur le sens de la vie : « La vie n’a pas de but : la douleur l’emporte toujours sur la joie ; nous sommes tous des condamnés à mort, auxquels le jour de l’exécution n’a pas été révélé ; nous sommes condamnés à assister à la fin des êtres qui nous sont les plus chers » (ibid. p. 243).

L’écrivain a évoqué encore – dans certains de ses écrits biographiques – ses idées de suicide, du fait de son incapacité à communiquer avec les femmes, ce qui représentait pour lui un objet de tourment et de désespoir (Anissimov, 1996, p. 150).

Dans un entretien écrit avec G. Tesio, en date du 16 janvier 1981, P. Levi confie : « Je crois vraiment que mon destin profond, c’est l’hybridisme, c’est la cassure. Italien, mais juif. Chimiste, mais écrivain. Déporté, mais peu (ou pas toujours) prêt à se plaindre et à polémiquer » (1997, p. 186).

En 1987, dans un autre entretien, il explique que dans ses livres il se représente toujours comme « un homme équilibré ». Et comme son interlocuteur lui demande de préciser, il ajoute : « Je le suis assez peu. Je traverse de longues périodes de déséquilibre dues, peut-être, à mon expérience du camp de concentration. J’ai trop de mal à affronter les difficultés. Et cela je ne l’ai jamais écrit » (1997, pp. 202-203).

Certes, l’expérience concentrationnaire n’a pu que laisser des traces, mais il apparaît qu’elle n’est pas la seule cause de la dépression de l’écrivain.

Ainsi nous retrouvons chez P. Levi et J. Semprun un mal-être, une peur des autres et de la relation assez similaire à celle que nous avons pu noter chez F. Kafka et M. Proust, même si elle semble avoir été en partie surmontée, ce qui nous semble témoigner de l’existence d’un traumatisme premier.

Nous pouvons déjà affirmer avec plus de certitude que le vécu concentrationnaire aurait déclenché une réactivation de l’expérience traumatique primaire clivée – encapsulée ? – de la psyché ; plus précisément un vécu d’enfermement, d’étouffement.

C’est cet enfermement primaire que nous nous proposons maintenant d’examiner.