2.1. Fantasme de retour in utero et enfermement.

2.1.1. Chez Primo Levi : de la mer(e) ouverte...à la mer(e) fermée.

Dans Si c’est un homme, l’univers d’irréalité du camp est curieusement comparé au milieu aquatique fermé : « [...] tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve » (1947, p. 18) renvoyant ainsi au monde utérin clos, feutré et immergé de liquide amniotique. Par cette métaphore, P Lévi nous communique son sentiment que pour survivre psychiquement et physiquement, il faut se retirer de la réalité trop terrifiante ; dès lors le camp de concentration n’est plus un camp, ... il est perçu lointain, à distance, comme à travers une paroi transparente, les bruits ne lui parviennent plus qu’étouffés, puisqu’ il est à l’abri dans une bulle protectrice. Dans l’épisode de l’Examen de chimie, la comparaison avec l’aquarium est reprise  pour tenter de qualifier le regard que le Doktor Pannwitz pose sur lui : « Car son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich » (ibid., p. 113).

Primo Levi rapporte encore, toujours dans ce même roman, un épisode où il se retrouve avec Jean, un jeune étudiant alsacien, « le Pikolo du commando », qui souhaiterait apprendre l’italien. Ils ont une heure devant eux, » avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules » ; pas de temps à perdre, la leçon commence ! Et ce sont des vers de L’Enfer de Dante, le chant d’Ulysse, qui lui viennent à l’esprit, par bribes, à son grand étonnement. Après un premier tercet, ce vers isolé : « ...Ma misi me per l’alto mare aperto5. Ce vers là, si j’en suis sûr, je me fais fort d’expliquer à Pikolo, de lui faire voir pourquoi » misi me » n’est pas » je me mis »6 : c’est beaucoup plus fort, beaucoup plus audacieux que cela, c’est rompre un lien, se jeter délibérément sur un obstacle à franchir ; nous la connaissons bien, cette impulsion ; « L’alto mare aperto » : Pikolo a voyagé en, mer, il sait ce que cela veut dire... c’est quand l’horizon se referme sur lui-même, dégagé, rectiligne, uni, et qu’il n’y a plus dès lors que l’odeur de la mer : douces choses férocement lointaines » (1947, pp. 119-120). Puis d’autres tercets encore, que des trous de la mémoire interrompent avant que la quotidienneté du camp ne fasse retour.

Pour échapper à l’horreur de la réalité concentrationnaire, P. Levi ne se remet-il pas, lui-même, dans la haute mère ouverte... jusqu’à ce que la mère fût refermée... ? Ainsi, il retrouve le paradis perdu et ses délices, la quiétude de l’univers intra-utérin, l’indifférenciation première, ce qui lui fait dire pendant sa récitation : « L’espace d’un instant j’ai oublié qui je suis et où je suis » ! La poésie pour se reconstituer une peau de mots apte à fournir une enveloppe protectrice et sécurisante ?

Si la poésie représente la seule médiation possible pour exprimer l’expérience de la mort, comme l’a noté Silvestra Mariniello (1997) dans son essai intitulé La médiation poétique de l’expérience - Ulysse dans le camp de concentration, les vers dantesques n’ont pas cette seule fonction. Pourtant nous ne pouvons nier ce lien entre mer/mère et enfer.

Et si l’Enfer de Dante peut métaphoriser aussi bien l’horreur du camp de concentration que l’univers intra-utérin, n’est-ce pas justement parce que retourner dans le ventre maternel c’est s’enfermer dans un paradis qui a aussi son versant infernal ?

Une fois Primo et Pikolo revenus à l’intérieur du camp, la poésie n’a plus cours, ce sont des mots d’une terrible et pourtant vitale banalité qui prennent le relais :

« Nous voici maintenant en train de faire la queue pour la soupe, mêlés à la foule sordide et déguenillée des porte-soupe des autres Kommandos. Les derniers arrivés se bousculent derrière nous.

- Kraut und Rüben ?

- Kraut und Rüben.

C’est l’annonce officielle que nous aurons aujourd’hui de la soupe aux choux et aux navets :

- Cavoli e rape.

- Kaposzta és répak.

« Infin che l’ mar fu sopra noi rechiuso »7 (1947, p. 123).

C’est sur ce dernier vers de Dante que se clôt le chapitre intitulé Le chant d’Ulysse. « Revenir à la quotidienneté du camp correspond à la perte totale, à l’effondrement à jamais sous la mer inexorable. La séparation du dernier vers des autres, qui décrivent le mouvement du bateau emporté et renversé par un tourbillon soudain, a une efficace quasi audiovisuelle. On entend le silence de l’esprit, de tout ce qui s’était réveillé dans le dialogue intense entre les deux prisonniers et on voit l’immobilisme d’une vie qui s’éteint dans l’abrutissement de la survie. On touche à l’inexorable, au désespoir », commente Silvestra Mariniello (1997, p. 60).

Ainsi, la mer(e) peut aussi s’avérer dangereuse, elle peut vous engloutir à jamais dans ses entrailles.

Dans un article intitulé Avoir peur des araignées, dans lequel il explique sa propre phobie nous retrouvons cette figure maternelle vorace à laquelle s’oppose la représentation d’un bébé radicalement impuissant : « l’araignée est la mère ennemie qui nous enveloppe et nous englobe, qui veut nous faire rentrer dans la matrice dont nous sommes sortis, nous langer étroitement pour nous réduire à l’impuissance infantile, nous reprendre sous son pouvoir et certains font remarquer que dans presque toutes les langues le mot « araignée » est féminin, que les toiles les plus grandes et les plus belles sont celles des araignées femelles, et que certaines d’entre elles dévorent le mâle après ou pendant l’accouplement ». L’écrivain explique dans le même texte que sa phobie des araignées lui vient d’un tableau de Gustave Doré « qui représente Arachné au chant XII du Purgatoire » (1985f, pp. 182-187). Purgatoire qui est bien près de l’enfer !

A propos de l’oeuvre de Dante, il nous paraît encore intéressant de noter que P. Levi l’a citée plus tard dans Le métier des autres, pour évoquer une « atmosphère digne de l’Enfer : irrespirable, brûlante, surcomprimée... » (ibid., p. 259). Le lien entre l’enfer, la mère et l’étouffement apparaît ainsi très nettement. Suggère-t-il une mère envahissante, ne laissant pas suffisamment d’espace, d’air pour respirer, à son enfant ?

Notes
5.

« ... Mais, je repris la mer, la haute mer ouverte ».

6.

« Misi me » : littéralement, je me mis moi-même, la tournure grammaticale soulignant l’intervention de la volonté, comme l’indique le commentaire qui suit.

7.

« Jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous  ».