2.1.2. Chez Jorge Semprun : du paradis... à l’enfer

Pour l’écrivain espagnol le ventre maternel serait tout à la fois paradis et enfer.  Nous avons déjà cité ce passage dans lequel l’écrivain évoque le camp comme une « patrie, le lieu-dit d’une plénitude et d’une cohérence vitale « ; patrie qui s’avère être une terre mère, Heimat, plutôt que Vaterland, lieu d’où l’on vient, d’où l’on s’origine : l’utérus maternel.

Mais cette terre maternelle côtoie les rives du Styx... En effet, nous retrouvons chez l’écrivain espagnol cette même métaphore de l’enfer que chez P. Levi.

Quand après son retour du camp de concentration, J. Semprun sera amené à raconter son expérience, il commencera son récit par les dimanches à Buchenwald : « J’avais évoqué la beauté pâle et vénéneuse de Pola Negri dans Mazurka, pour introduire le jeune officier aux mystères des dimanches à Buchenwald » (1994, p. 82). Et quelques pages plus loin, il écrit : « J’avais choisi de l’introduire dans l’enfer des dimanches par un chemin paradisiaque : par les images de Mazurka, un film de Pola Negri » (ibid., p. 97). En effet, le commandement S.S. organisait des séances de cinéma, le dimanche après-midi, des comédies musicales et sentimentales étaient projetées. Est-ce une évocation de la femme, du paradis maternel qui vient se substituer à l’enfer ? Ou bien est-ce plutôt une représentation de l’enfer et du paradis que vient se condenser en la personne de l’actrice, « beauté pâle et vénéneuse », double maternel comme nous le confirme le roman L’Algarabie dans lequel le héros Artigas, à propos d’une apparition de femme, s’interroge : « ...qui est-elle, l’actrice Pola Negri ? » Et de faire cette réponse : « Non, c’est sa mère » (1981, pp. 580-581). L’adjectif « vénéneuse » nous invite à associer sur l’idée d’une figure maternelle toxique. Parce que trop excitante, « brûlante » comme les feux de l’enfer ?

Dans La montagne blanche, il est question d’une carte postale envoyée par l’écrivain J. Larrea (manifestement, un double de J. Semprun), reproduisant un tableau d’un peintre flamand, Le Passage du Styx, et sur l’envers de laquelle on peut lire « le passage de la lagune stygienne « comme si le Styx avait cessé d’être un fleuve... (1986, p.16). La couleur bleue de l’eau, bleu patinir (du nom du peintre) est évoquée tout au long du roman... jusqu’au chapitre final intitulé lui-même Le passage du Styx, et dans lequel J. Larrea, torturé par les souvenirs de Buchenwald, va décider de mourir : « L’eau du fleuve était sombre. Elle fut glaciale lorsqu’il glissa sur la rive escarpée, une racine ayant brusquement cédé sous son poids. L’eau était sombre, à cet instant du matin. Elle fut glaciale, lui coupant le souffle, lorsqu’il plongea jusqu’aux épaules. Souffle coupé, saisi dans une poigne de glace, haletant. [...] il sut qu’il se noyait dans le fleuve de Patinir [...] l’eau du fleuve Styx l’emporta dans ses flots » (ibid. p. 310).

L’écrivain utilise ici l’épanalepse, la répétition en début de phrase de termes qui ouvraient la phrase précédente – L’eau du fleuve était sombre/ L’eau était sombre ; Elle fut glaciale/ Elle fut glaciale (ibid. p. 308) – pour donner du relief à l’évocation et accroître sa densité, mais aussi sans doute pour insister sur des termes essentiels qui renvoient cette fois-ci plutôt à une mère froide et triste. Une mère endeuillée, mélancolique ?

Une difficulté à respirer semble encore directement associée à l’évocation de cette mère : « elle fut glaciale, lui coupant le souffle » puis plus loin « souffle coupé, saisi dans une poigne de glace, haletant «, la répétition venant confirmer notre hypothèse d’un étouffement premier dans la relation à la mère (1986, p. 308).

Si la métaphore du Styx renvoie ici à l’enfer concentrationnaire, elle nous semble aussi rappeler l’» enfer maternel » qui enferme, étouffe. La transformation du fleuve en lagune – et au-delà même des représentations véhiculées par ces deux termes, la substitution d’un substantif de genre féminin à un substantif masculin – nous amène à associer le fleuve des Enfers à une « mère-lagune », c’est-à-dire la mort à la vie. Et nous avons vu dans la clinique que la figure maternelle condensait tout à la fois une représentation de l’enfer et du paradis.

Plus précisément, J. Semprun évoque le « passage » du Styx au « passage » de la lagune stygienne, sous-entendant que le fleuve/la lagune peuvent être traversés, qu’il est possible de revenir de cet enfer. Nous verrons plus loin que l’écrivain raconte qu’il a l’impression d’avoir vécu sa propre mort, d’avoir traversé la mort et d’en être revenu. Mais nous ne pouvons manquer d’associer encore ce passage au va-et-vient entre un dedans et un dehors qui enfermeraient tout deux, soit que l’on est enfermé au-dedans , ou au contraire au-dehors... parce que manque pour le sujet cette liberté d’aller et venir... comme si la mort seule pouvait le délivrer de cet enfermement.

Comme pour F. Kafka et M. Proust, la présence chez J. Semprun et P. Levi d’un fantasme de retour in utero lié à l’enfermement signe la nostalgie d’un paradis perdu, univers rassurant et protecteur. Mais comme pour les écrivains de l’enfermement volontaire, ce sein maternel peut aussi devenir dangereux, un enfer où le sujet étouffe.

Qu’en est-il maintenant de ce fantasme de retour in utero lié à l’écriture ?