2.1.1. Chez J. Semprun

Pour J. Semprun, tout d’abord, nous verrons qu’écrire c’est « pénétrer le corps maternel » et c’est aussi « se faire renaître ».

2.1.1.1. Ecrire pour pénétrer le corps maternel

Dans L’écriture ou la vie, J. Semprun raconte la cérémonie de remise du prix Formentor, au cours de laquelle douze grands éditeurs du monde vont tour à tour lui remettre un exemplaire du Grand voyage traduit dans leur langue respective. Quand vient le moment de recevoir l’édition espagnole, il apprend par Carlos Barral, son éditeur, que la censure franquiste a interdit la publication du roman en Espagne, et que pour les besoins du rituel, l’éditeur a fait fabriquer un exemplaire unique du roman, dont le format, le cartonnage, le nombre de pages, la jaquette illustrée sont tout à fait conformes au modèle de la future édition mexicaine qui doit paraître en remplacement de l’édition espagnole, à un seul détail prés : « les pages sont blanches, vierges de tout signe d’imprimerie » Et J. Semprun décrit comment Carlos Barral feuillette devant lui, le livre, pour lui en faire voir « la blancheur immaculée » (1994, p. 282).

L’émotion alors afflue, et avec elle d’autres souvenirs : » Le 1er mai 1945, une bourrasque de neige abattue sur les drapeaux rouges du défilé traditionnel, au moment précis où une cohorte de déportés en tenue rayée parvenait place de la Nation. A cet instant, ce premier jour de la vie revenue, la neige tourbillonnante semblait me rappeler quelle serait, pour toujours, la présence de la mort » (ibid., p. 282). Et J. Semprun de faire alors cette lecture de l’événement : « Dix-neuf ans plus tard, le temps d’une génération, le 1er mai1964, à Salzbourg, la neige d’antan était de nouveau tombée sur ma vie. Elle avait effacé les traces imprimées du livre écrit d’une traite, sans reprendre mon souffle, à Madrid, dans un appartement clandestin de la rue Concepcion-Bahamonde. La neige d’antan recouvrait les pages de mon livre, les ensevelissait dans un linceul cotonneux. La neige effaçait mon livre, du moins dans sa version espagnole » (ibid. pp. 281-282).

Cette « neige d’antan », ne renvoie-t-elle pas à la blancheur de la  paloma dont l’ombre voletante traverse tous les romans de l’écrivain espagnol ?

« Una paloma blanca/como la nieve...,

me ha picado en el pecho,

como me duele ! » (1986, pp. 83-84)

Paroles d’une chanson espagnole qui lui rappelle « l’enfance, de lointaines racines dans la patrie perdue du langage », mais aussi et surtout « un visage de femme, juvénile encore, mais maternel : jeune morte », celui de sa mère (ibid., pp. 83-84). Ici, comme plus haut, sont pareillement associées blancheur et mort – neige tourbillonnante/présence de la mort ; neige d’antan/linceul cotonneux et paloma blanca como la nieve/jeune morte– qui renvoient au souvenir de sa mère morte alors qu’il était encore enfant.

L’écrivain nous donne à voir comme la surimpression de plusieurs images sur la surface sensible de sa mémoire : est-ce la tempête de neige qui est venue recouvrir le rouge sang des drapeaux ou est-ce le sang qui perce sous la neige, le sang qui perle sur les draps, sur la peau... ? Et nous entendons comme une voix off – voix de la mère morte ? – qui récite ces vers qui reviennent lancinants, en castillan, en allemand, en français... Una paloma blanca como la nieve, me ha picado en el pecho, como me duele !...Kommt eine weisse Taube zu Dir geflogen... Une colombe blanche, blanche comme neige, m’a piqué près du cœur, ô quelle douleur...Vu et entendu se lient au raconté pour construire un scénario de scène primitive... qui va se découvrir progressivement.

Une fois évoqué ce jour de la libération qui se relie à l’événement présent, permettant à J. Semprun de lui donner un sens, il se réjouît de la beauté de ce livre vierge, il en « feuillette avec délices les pages blanches » : « [...] l’espagnol était le plus beau. Le plus significatif, à mes yeux, par sa vacuité vertigineuse, par la blancheur innocente et perverse de ses pages à réécrire » (1994, pp. 282-283).

Ici, nous ne pouvons manquer d’associer sur un souvenir d’enfance de J. Semprun rapporté dans son roman autobiographique, que relate l’intérêt aussi bien que la curiosité pour deux pièces de l’appartement familial, la « bibliothèque paternelle » et la « chambre matrimoniale » : « Dans la chambre à coucher des parents, c’était l’armoire où se rangeaient le linge et les vêtements de ma mère qui me fascinait. Déjouant les surveillances et les interdits, je venais en ouvrir les portes pour y enfouir mon visage, pour respirer l’odeur intime et troublante qui s’en échappait. Dans la bibliothèque, la fascination était tout autre mais tout aussi physique. Mes mains tremblaient tout autant, j’étais transi des mêmes vapeurs charnelles de l’émoi. L’odeur du cuir, du papier, du tabac blond – mon père fumait des Camel -provoquait la même langueur émoustillée. Je humais les pages des livres comme la soie des lingeries maternelles, avec le même désir enfantin, douloureux, de savoir et de possession » (1998, pp. 48-49).

A Carlos Barral il confiera d’ailleurs, qu’il a d’emblée projeté de réécrire en espagnol ce livre, sur les pages blanches de l’exemplaire unique, sans tenir compte de la traduction existante ; et l’éditeur lui avait alors fait cette réplique : « tu aurais réalisé le rêve de tout écrivain : passer sa vie à écrire un seul livre, sans cesse renouvelé ! » (1994, p.285). Mais l’écrivain n’en a rien fait, les pages sont restées « blanches, vierges de toute écriture. Encore disponibles donc. J’en aime l’augure et le symbole : que ce livre soit encore à écrire, que cette tâche soit infinie, cette parole inépuisable » (ibid. p. 285). L’écrivain ne rêve-t-il pas d’un coït ininterrompu avec la mère ?

Dans ce même passage, J. Semprun, insiste encore sur le fait que « la neige d’antan n’a pas recouvert n’importe quel texte », qu’elle n’a pas « enseveli n’importe quelle langue, parmi toutes celles qui sont représentées » ; « elle a effacé la langue originaire, enseveli la langue maternelle » : « en annulant le texte de mon roman dans sa langue maternelle, la censure franquiste s’est bornée à redoubler un effet du réel. Car je n’avais pas écrit Le grand voyage dans ma langue maternelle. Je ne l’avais pas écrit en espagnol, mais en français » (1994, p. 283).

Se pose aussitôt la question de savoir pourquoi l’écrivain a choisi d’écrire son premier roman dans une langue autre que la langue maternelle. Ne serait-ce pas par crainte de la résurgence d’affects et de pulsions infantiles, voire archaïques ?

Et l’écrivain d’expliquer qu’il avait toujours su, que le jour où le « pouvoir d’écrire » lui serait rendu, il pourrait choisir sa langue maternelle. Est-ce là une manifestation de toute-puissance destinée à compenser l’impuissance infantile ressentie ? Comme s’il était donné à tout un chacun de pouvoir choisir sa langue maternelle ! L’écriture permettrait-elle de se donner une autre mère que celle que l’on a eu ? A moins qu’il ne s’agisse par l’écriture de se remettre au monde, pour se re-trouver une mère ? Se retrouver dedans alors qu’on s’est trouvé enfermé au dehors ?

Selon J. Kristeva, « la nouvelle langue est prétexte à renaissance, nouvelle identité, nouvel espoir. Le traducteur est un inclus qui ne cesse de souffrir de son exclusion autant que de son inclusion, comme il ne cesse de jouir des deux » (2000, p. 115)

Selon nous, le sujet serait soit enfermé au-dedans – c’est l’inclusion –, soit enfermé au-dehors- c’est l’exclusion.

« J’avais choisi le français, langue de l’exil, comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie. En somme, je n’avais plus vraiment de langue maternelle. Ou alors en avais-je deux, ce qui est une situation délicate du point de vue des filiations, on en conviendra. Avoir deux mères, comme avoir deux patries, ça ne simplifie pas vraiment la vie » (1994, p. 284).