2.3.2. Retour in utero et enfermement dans le Claustrum

Rappelons que se pose ici la question de savoir si J. Semprun et P. Levi sont des habitants du Claustrum, si œuvre chez eux ce mécanisme d’identification projective intrusive tel qu’a pu le théoriser D. Meltzer (1992).

Qu’une partie du sujet soit restée enfermée dans le ventre maternel, cela paraît incontestable au vu du matériel clinique que nous venons de proposer. Mais comment interpréter ce mécanisme de défense ? Est-il consécutif à un processus de clivage pour tenter d’échapper à la douleur psychique liée à l’emprisonnement concentrationnaire ou à un enfermement psychique antérieur ?

La description que D. Meltzer donne de la vie dans le rectum maternel est très clairement comparée à l’existence concentrationnaire : « une zone de la réalité psychique, imprégnée d’une atmosphère sadique, dont la structure hiérarchique de tyrannie et de soumission présage la violence. [...] Bien que le sadisme puisse varier en intensité lorsqu’on se déplace sur la gamme qui va de l’internat scolaire au camp de concentration, l’atmosphère de terreur naissante ne change probablement que très peu, car on y est confronté à la terreur sans nom qui consiste à être « laissé tomber» (1992, p. 98). On retrouve d’autres points communs, l’atmosphère claustrophobique avec le sentiment d’être piégé, la lutte féroce pour la survie, une vie relationnelle précaire et empreinte de méfiance, une souffrance quasi permanente : c’est l’enfer ou pis même, le monde de « nulle part ». « C’est cela, l’enfer », nous dit P. Levi, à son arrivée au camp, et un peu plus loin il précise « nous nous sentons hors du monde » (1947, pp. 21-22).

Mais pour le rescapé du camp la vie garde cette même dimension d’enfermement, de claustrum ; nous trouvons chez J Semprun comme chez P. Levi une expérience du monde extérieur empreinte d’une atmosphère claustrophobique.

J.Semprun raconte ainsi, comment dans La montagne blanche, la rencontre de J. Larrea avec la belle Nadine Feuerabend devient piège : « Obscurément, sans l’avoir prémédité, c’est pour revivre son ancienne mort qu’il avait choisi pour compagne de voyage cette jeune Juive. Il s’était piégé lui-même, voilà. Et le piège avait fonctionné » (1986p. 121). La logique de survie reste prédominante : « Continuer à faire semblant d’exister, comme il avait fait tout au long de toutes ces longues années : bouger, faire des gestes, boire de l’alcool, tenir des propos tranchants ou nuancés, caresser les jeunes femmes, écrire même – mais cela était une autre histoire – comme si vraiment il était vivant » (ibid., pp. 109-110).

Nous pourrions relever pour nos deux auteurs beaucoup d’autres citations, mais pour ne pas trop alourdir notre développement, nous avons fait le choix de ne donner ici que quelques exemples.

Revenons maintenant aux similitudes entre univers du claustrum et univers concentrationnaire.

J. Chasseguet-Smirgel, dans une étude sur l’univers sadien, a noté que « le camp de concentration représente, à un certain niveau, la parfaite objectivation du système digestif et le passage dans la réalité des fantasmes sadiens ». Et le commandant du camp d’Auschwitz n’appelait-il pas son camp « l’anus du monde » ? (1977, p. 165)

A. Green, qui comme beaucoup d’entre nous se pose la question « Pourquoi ? » tente d’apporter deux réponses. « La première est le fruit d’un déni : « Tout le mal est dans l’autre, donc si j’élimine l’autre, responsable du mal, j’élimine le mal ». [...] La deuxième réponse est pour moi plus radicale. [...] Ainsi, dire le Mal sans pourquoi, c’est affirmer qu’il est déliaison intégrale, et donc non-sens total, force pure » (1988, p. 399- 401).Nous retrouvons dans la réponse d’A. Green, la folie de toute-puissance du Ça ainsi que la défense par projection pour lutter contre la perte de cohérence narcissique.

Il ne nous semble pas possible de distinguer chez nos auteurs entre les effets d’une déliaison qui relèverait de la « folie privée » pour reprendre l’expression d’A. Green (1988) et ceux d’une destructivité plus générale. Nous pouvons seulement supputer que le mécanisme d’identification intrusive que nous trouvons à l’œuvre dans la clinique constitue en partie une défense contre le vécu mortifère des camps.

Mais notre propos sur l’enfermement étant articulé à la question de l’écriture, nous nous intéresserons plus particulièrement à un aspect de l’enfermement dans le claustrum que nous avons pu observer : celui de l’enfermement de J. Semprun et de P. Levi à l’intérieur d’un autre écrivain.