3.1.2. Enfermement et non reconnaissance de l’irréversibilité du temps.

Nous avons vu que dans L’écriture ou la vie, J. Semprun racontait comment à son retour du camp de Buchenwald, la mort ne lui était plus apparue comme un horizon puisqu’il l’avait déjà vécue, qu’elle était dès lors dans son passé et qu’il s’en éloignait chaque jour. L’ancien déporté ne peut imaginer qu’il a survécu, il lui est plus facile de penser qu’il est ressuscité.

Dans ce même roman, le temps va d’ailleurs devenir étrangement réversible. Souvenons nous en effet de ce moment où J. Semprun apprend la nouvelle du suicide de P. Levi. Lorsque le commentateur annonce l’âge du défunt, l’écrivain se trouve « foudroyé » par une « certitude terrible », il pense qu’il ne lui reste plus que cinq ans à vivre (Primo Levi étant de cinq ans son aîné). Réalisant aussitôt l’absurdité de ce raisonnement, il prend conscience du fantasme qui l’habitait : « Depuis que j’étais revenu de Buchenwald – et plus précisément encore : depuis que j’avais abandonné le projet d’écrire, à Ascona –, j’avais vécu en m’éloignant de la mort. Celle-ci était dans mon passé, plus lointaine chaque jour qui passait : comme l’enfance, les premières amours, les premières lectures. La mort était une expérience vécue dont le souvenir s’estompait. Je vivais dans l’immortalité désinvolte du revenant . [...] Soudain, l’annonce de la mort de Primo Levi, la nouvelle de son suicide, renversait radicalement la perspective. Je redevenais mortel » (1994, p. 257).

Mais cette perception particulière du temps ne tient pas, selon nous, aux seuls effets de l’enfermement. Cette mort antérieure qui aurait déjà eu lieu ne renverrait-elle pas encore, au-delà du traumatisme de l’enfermement concentrationnaire, à un vécu primaire d’enfermement ? Nous ne pouvons manquer de songer ici à « la crainte de la mort » qui est à rapprocher de « la crainte de l’effondrement » (1972), théorisée par D. W. Winnicott. On peut penser que cet état du passé qui échappe à la remémoration a du être revécu lors de l’enfermement concentrationnaire, sans pour autant être éprouvé, donnant au sujet cette impression d’avoir traversé sa mort. Car pour pouvoir survivre à tant de souffrance, le sujet a du se couper d’une partie de lui-même, l’empêchant et le protégeant tout à la fois d’éprouver de la douleur. (cf. G. Pankow,

Avec J. Semprun, nous nous retrouvons dans un univers qui échappe à la logique temporelle, l’ordre du temps se trouve inversé, le sujet se vivant immortel puisque la mort fait partie du passé… ; nous voici passés de l’autre côté du miroir. Une fois libéré, le rescapé aura d’ailleurs ces mots à propos du paysage familier qui est devant lui : « Je le voyais de l’extérieur, comme si ce paysage qui avait été ma vie, jusqu’à avant-hier, se trouvait de l’autre côté du miroir, à présent » (1963, p. 84). En effet, comme dans le roman de Lewis Carroll, le temps est réversible, l’avant et l’après s’intervertissent ; aussi la reine se moque-t-elle de l’incrédulité d’Alice : « C’est ce qui arrive lorsqu’on vit à l’envers, fit observer la Reine d’un air bienveillant : au début cela vous donne un peu le tournis […] mais cela présente un grand avantage, c’est que la mémoire s’exerce dans les deux sens ». Et comme Alice remarque que sa mémoire ne s’exerce que dans un seul sens et qu’elle est incapable de se souvenir des événements avant qu’ils n’arrivent, la Reine lui répond non sans mépris : « C’est une bien misérable mémoire que celle qui ne s’exerce qu’à reculons » ( Carroll p. 254).

Cette subversion temporelle, caractéristique d’un fantasme de toute-puissance, se retrouve aussi dans une nouvelle de P. Levi, Echec au temps, où chacun peut modifier son sentiment subjectif du temps, allonger les périodes de temps agréables, raccourcir les autres, grâce aux effets d’un produit pharmaceutique, le Parachrone (1986g, pp. 92-97.

Dans le Passe-murailles encore, l’alchimiste « emmuré » pour avoir soutenu que la matière était faite d’atomes, a perdu toute notion de temps, comme l’indique l’incipit : « Memnon ne faisait plus le compte des jours et des années ». Plus loin, il nous est dit : « au bout de quelques mois – ou était-ce une année ? – les effets (de son affinage de nourriture) se font sentir ». En fait, nous comprenons, que le temps est devenu circulaire pour Memnon ; quand il retrouve sa compagne Hécate, elle est devenue une vieille femme, lorsqu’il l’étreint, explore sa peau, elle est à nouveau jeune (1986e, pp. 70-74).

Mais ce n’est pas seulement l’appréhension du temps qui se voit modifiée par l’enfermement, c’est aussi la perception de l’espace.