3.1.3. Enfermement et subversion spatiale

Dans la nouvelle de P. Levi citée ci-dessus, les murs de la prison deviennent traversables, ils échouent à contenir leur prisonnier. Plus justement, c’est Memnon qui va devenir « un passe-murailles » en se nourrissant d’aliments affinés jusqu’à lui permettre de devenir suffisamment mince pour se fondre dans la pierre et la traverser. Pierre, dont il nous est dit, qu’elle serait devenue sa tombe ! (1986e, pp. 70-74)

Le recueil de l’écrivain italien intitulé Le fabricant de miroirs (1986), contient plusieurs récits décrivant un univers environnant « sens dessus-dessous », qui se trouve donc dans un grand désordre. Ainsi, dans la nouvelle Auschwitz, une petite ville tranquille, le narrateur explique-t-il : « le monde qui nous entourait nous apparaissait sens dessus dessous... » (1986c, p. 31).

Le fabriquant de miroirs crée des miroirs secrets ou « mimets » qui « inversent le haut et le bas, la droite et la gauche ». Les personnes qui s’y regardaient, « éprouvaient un violent vertige mais s’ils insistaient pendant quelques heures, ils finissaient par s’habituer à ce monde mis sens dessus dessous, et éprouvaient ensuite du dégoût devant le monde soudainement redressé » (1986a, p. 65). Quand la vision de soi et des autres est troublée, comment appréhender à nouveau la réalité telle qu’elle est ? Quel sens lui donner ? Comment s’y retrouver ?

Mais l’expression « sens dessus-dessous » doit aussi s’entendre dans son sens le plus littéral comme dans la nouvelle Ils étaient faits l’un pour l’autre qui nous transporte dans une contrée étrange : « il n’y avait pas de ponts parce qu’il n’y avait ni dessus ni dessous dans ce pays et qu’en conséquence, un pont ne pouvait pas exister, ni même être imaginé ; pour la même raison, il était inconcevable de traverser le ruisseau en l’enjambant ou en sautant par-dessus, bien qu’il ne fût pas très large ». Cette relation au monde est caractéristique d’un état psychique bidimensionnel. Le héros du récit, Platon, habite d’ailleurs dans une villa dont la porte d’entrée se réduit « à un mince rectangle brun pivotant autour d’un point » (1986b, p. 21). Intérieur et extérieur semblent pouvoir s’inter-changer immédiatement et la perspective peut-être inversée en un instant. Le fait que cette contrée soit dépourvue de ponts, dit bien l’impossibilité de la pensée dans une telle configuration psychique : « Penser à signifie être hors de, tandis que, dans un état de fusion, aucune perspective, aucune vie tridimensionnelle, aucune pensée ne peuvent naître » (1975, p. 125).

Le passage de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité est décrit en terme d’union symbiotique, Platon et sa compagne Surfa devenant alors « une seule figure délimitée par un unique contour, et dans cet instant magique, le temps d’un éclair aussitôt évanoui, leurs deux esprits furent traversés par l’intuition d’un monde différent, infiniment plus riche et compliqué, où la prison de l’horizon était brisée, annulée par un ciel resplendissant et concave – un monde où leurs corps, ombres sans épaisseur, s’épanouissaient, neufs, vigoureux et pleins. Mais la vision dépassait leurs compréhension, elle ne dura qu’un instant. Ils se séparèrent, se dirent bonsoir, et Platon reprit tristement le chemin de la maison, glissant le long de la plaine maintenant obscure » (1986, p. 23).

Si le dedans et le dehors ne sont pas constitués, le rapport à l’autre est dépourvu d’épaisseur ; par contre la complémentarité va donner de la profondeur à la relation d’objet. Comme dans l’allégorie platonicienne dont ce récit s’inspire, une moitié d’être erre à la recherche de son autre moitié. Cela nous évoque la mère en quête de son complément, de la moitié d’elle même perdue, telle que l’a décrit P. Aulagnier (1985). Besoin du corps de l’autre pour combler les limites de son propre corps ? Il s’agit là d’une manifestation caractéristique de la symbiose pathologique que l’on peut retrouver chez des personnalités psychotiques comme non psychotiques et qui s’inscrit, selon A. Ciccone (1991), dans le registre paranoïde-schizoïde.

Notons en passant la forme d’enfermement ici décrite : « la prison de l’horizon ». Il nous faudra y revenir car elle nous semble assez spécifique à P. Levi. Ce qu’il nous faut retenir, c’est qu’indépendamment de l’enfermement concentrationnaire, si nous nous situons du point de vue psychique, la subversion spatiale détermine une relation au temps circulaire  dans laquelle le sujet ne peut que se sentir enfermé.

C’est aussi le cas dans le roman La montagne blanche, précédemment cité, où Juan Larrea ancien déporté ne sait plus où il se trouve, s’il est à Murano ou à Buchenwald, l’interrogation « Qui est dans quoi, ou vice versa ? » (1986, p. 91) témoignant précisément de ce renversement spatial caractéristique de ce que Sami-Ali a théorisé sous le nom « d’espace bidimensionnel d’inclusions réciproques » : le dehors contient le dedans ou le dedans le dehors – est-ce Juan Larrea qui se trouve dans le salon de thé ou le salon de thé en lui ? Mais à côté de ce rapport à l’espace « dedans-dehors », coexiste un rapport moins archaïque « ici - là-bas » le sujet se trouvant à la fois ici (dans le salon de thé de Murano) et là-bas (dans le camp de Buchenwald). Relation à l’espace qui spécifie une organisation psychique déjà tridimensionnelle selon A. Ciccone (1991, p. 77)

A travers la  paroi « cristalline », « transparente », qui le sépare en deux, certaines images de son environnement semblent se multiplier à l’infini. J. Semprun nous fait vivre son vertige par la description qu’il nous donne des lieux et qui nous entraîne avec lui dans un mouvement sans fin, insoluble, dans un temps où passé et présent se rejoignent pour se confondre. Certains éléments du décor, cuillers d’argent, cristal des lustres, cuivre des cache-pots, dont la matière brillante offre une surface réfléchissante, associés aux verbes « tinter », « imbiber », « ricocher », renvoient à tout un jeu de reflets miroitants (1986, pp. 90-91), comme dans certains récits de P. Levi.

Enfin, c’est aussi le sentiment d’identité du sujet qui est ébranlé du fait de cette double subversion du temps et de l’espace ; ce vacillement identitaire étant vécu comme une véritable expérience de mutation corporelle.