3.1.4. Enfermement et mutation corporelle .

En effet, l’espace-temps de la clôture – de l’enfermement physique comme psychique – entraîne une perception modifiée du corps propre ; c’est la continuité de soi dans l’espace et le temps qui se trouve rompue.

Ainsi, dans la nouvelle de P. Levi (1986e, pp. 70-74), Memnon qui a perdu, suite à son enfermement, le sens du temps, va perdre consécutivement, les frontières dedans-dehors ; quand il pénètre les murs de sa prison, il sent fondre son front dans la pierre : « ... à ce moment, il fut envahi par une nausée : c’était une perturbation douloureuse, il percevait la pierre dans son cerveau et son cerveau mélangé à la pierre. [...] Il sortit à l’air libre comme un papillon sort de la pupe. Il se laissa tomber à terre, d’une hauteur de trois toises ; il ne se fit pas mal, mais il était encore comme pétri de pierre, minéral, paralysé » (ibid., pp. 72-73).

C’est véritablement d’une métamorphose dont il est question ici, comme l’atteste la comparaison avec l’insecte. Transformation qui suggère aussi une naissance ou plutôt une renaissance, le sujet étant resté englué dans la pâte première. A la fin du récit, il va fusionner avec la femme qu’il embrasse et dont les bras se resserrent autour de lui : « Il serra la femme contre lui et sentit sa propre limite se fondre dans la sienne, les deux épidermes confluer et se confondre. Pour un instant ou pour toujours ? Dans un crépuscule de conscience, il tenta de se détacher et de se reculer, mais les bras d’Hécate, bien plus forts que les siens, se resserrèrent » (ibid., p. 74).

C’est cette même expérience que vit le concentrationnaire ; réduit à sa corporéité, il devient un corps, et se ressent peu à peu étranger à lui-même. Il éprouve alors un sentiment de perte des limites, de mutation corporelle.

Ainsi en rend compte P. Levi dans Si c’est un homme : « Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même... » (1947 p. 27), et encore : « Il n’y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir » (p. 26) Plus loin, il parle des prisonniers comme devenus « des vers sans âme » (ibid., p. 75).

Dans L’écriture ou la vie, J. Semprun décrit ce moment ou enfin libéré, il est en présence de soldats horrifiés par sa vue : « Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante. Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage sur ce corps dérisoire. [...] Ils me regardent, l’œil affolé, rempli d’horreur. [...] C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté. [...] J’ai compris soudain qu’ils avaient raison de s’effrayer, ces militaires, d’éviter mon regard. Car je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins, m’y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l’absence. J’étais un revenant , en somme. Cela fait toujours peur, les revenants » (1994, p. 24).

En contrepoint des récits de J. Semprun et P. Levi, il nous apparaît intéressant de citer un extrait de La douleur de M. Duras qui porte un regard « extérieur » sur la déshumanisation du déporté – extériorité toute relative cependant, car ce « revenant » est son époux R. Antelme – : « Tout ou presque lâchait son contenu [...] Il faisait donc cette chose gluante vert sombre qui bouillonnait, merde que personne n’avait encore vue. [...] Pendant dix-sept jours, l’aspect de cette merde resta le même. Elle était inhumaine. Elle le séparait de nous plus que la fièvre, plus que la maigreur, les doigts désonglés, les traces de coups des S.S. On lui donnait de la bouillie jaune d’or, bouillie pour nourrisson et elle ressortait de lui vert sombre comme de la vase de marécage. [...] Dès qu’elle sortait, la chambre s’emplissait d’une odeur qui n’était pas celle de la putréfaction, du cadavre – y avait-il d’ailleurs encore dans son corps matière à cadavre – mais plutôt celle d’un humus végétal, l’odeur des feuilles mortes, celle des sous-bois trop épais. C’était là en effet un odeur sombre, épaisse comme le reflet de cette nuit épaisse de laquelle il émergeait et que nous ne connaîtrions jamais » ? (1985, pp. 73-74)

Le rescapé-revenant est décrit par ses excréments, il n’est plus que déchet. Mais ses excréments mêmes n’ont plus rien d’humain comme si s’était produit une mutation du règne humain au règne végétal. Serait-ce plus facile de percevoir cet autre en qui je ne me reconnais plus, comme un déchet végétal ?

Ici encore, cet éprouvé de déshumanisation ne nous semble pas imputable aux seuls effets de l’enfermement concentrationnaire, aussi mortifère soit-il.

On peut comprendre comment cet état du passé qui a échappé à la remémoration a du être revécu lors de l’enfermement concentrationnaire, sans pour autant être éprouvé, donnant au sujet cette impression d’avoir traversé la mort (Winnicott, 1975). Car pour pouvoir survivre à tant de souffrance, le sujet a du se couper d’une partie de lui-même, l’empêchant et le protégeant tout à la fois d’éprouver de la douleur. A ce propos, Ch. David note : « On est en présence d’un mort vivant, vivant de la seule vie du corps, d’un vivant qui ne pourra cesser, le cas échéant, d’être psychiquement mort, qui si le thérapeute parvient à faire naître en lui un nouveau et viable self « (1996, p. 26). N’est-ce pas précisément ce que tente de faire le sujet, seul – sans la présence d’un thérapeute – par le biais de l’écriture ?

Il est important de noter encore, que dans les deux exemples précédemment cités, nous retrouvons au premier plan le sujet aux prises avec son image. Celle du visage, lieu privilégié de l’identité. Ici, le visage est perdu – « je vivais sans visage » (Semprun, 1994, p. 13) –, ou alors il se reflète dédoublé à l’infini – « Il n’y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages » (Levi, 1947, p. 26).

Se retrouve ici la notion déjà évoquée du miroir premier, celui du visage de la mère qui aurait échoué à remplir sa fonction, celle de renvoyer son image au bébé, pour le constituer comme un soi, dans un premier temps, puis comme un soi différent de l’autre. « La mère est d’abord celle qui donne le visage à son bébé et dans un deuxième temps celle qui lui permet de s’en distancier afin d’apprivoiser le sien. L’expérience de perte du visage représente le premier objet perdu, de même que la reconnaissance de son propre visage établit la coïncidence du sujet avec lui-même », écrit A. F. Mendes Pedro (2001, p. 126).

Cette défaillance de la fonction miroir de la mère, entraînerait une suppression dans la relation, de la distance et de la différence. C’est alors l’identification projective qui serait à l’œuvre, l’autre devenant une image de soi ; l’opposition soi/autre est déniée, toute altérité est par conséquent annulée.

C’est d’ailleurs ce qui se passe pour J. Semprun à l’annonce de la nouvelle du suicide de P. Levi ; il va confondre un instant sa propre destinée avec celle de P. Levi qu’il ne connaît pourtant pas : «Je n’éprouvais pas le besoin de rencontrer Primo Levi. Je veux dire : de le rencontrer dehors, dans la réalité extérieure de ce rêve qu’était la vie, depuis notre retour. Il me semblait qu’entre nous tout était déjà dit. Ou impossible à dire, désormais. Je ne trouvais pas nécessaire, peut-être même pas convenable, que nous eussions une conversation de rescapés, un dialogue de survivants. D’ailleurs, avions-nous vraiment survécu ? » (1994, p. 256).

Une partie de la personnalité est enfermée dans une logique folle, circulaire, sans issue possible, régie là encore par une relation d’inclusions réciproques. Aucune distance n’est possible entre soi-même et l’autre, auquel le sujet s’identifie au point que leur destinée se trouve confondue. La confusion entre soi et non-soi est telle qu’on ne sait plus qui est qui comme on ne sait d’ailleurs plus ce qui relève du rêve et de la vie, puisque la réalité de la vie est perçue comme un rêve.