3.1.5. Enfermement et confusion entre rêve et réalité.

C’est tout d’abord, la « réalité du camp » difficilement pensable même pour ceux qui l’ont vécue qui apparaît comme fictive.

Ainsi P. Levi raconte ce rêve qu’il fait très souvent au Lager, rêve typique fait par de nombreux déportés où il se retrouve dans sa famille, leur racontant son expérience : « c’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré de personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot » (1947, p. 64).

Le déporté rêve qu’il est pris pour un fou par les siens, que son récit n’est qu’un délire confus. Ce rêve semble si vrai, que le rêveur une fois éveillé ressent une intense souffrance : « Alors une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur à l’état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l’intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent ; et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface, mais cette fois-ci j’ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé » (ibid., p. 64).

Mais le doute et la confusion semblent persister bien après la fin de cette expérience mortifère. Rentré chez lui en Italie, il redoute encore que son retour ne soit qu’une illusion : « C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve, et si ses détails varient, son fonds est toujours le même. Je suis à table avec ma famille, ou au travail avec des amis, ou dans une campagne verte ; dans un climat paisible et détendu, apparemment dépourvu de tension et de peine ; et pourtant, j’éprouve une angoisse ténue et profonde, la sensation précise d’une menace qui pèse sur moi. De fait, au fur et à mesure que se déroule le rêve, peu à peu ou brutalement, et chaque fois d’une façon différente, tout s’écroule, tout se défait autour de moi, décor et gens, et mon angoisse se fait plus intense et plus précise. Puis c’est le chaos ; je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble, et soudain je sais ce qui tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleur, le foyer, n’était qu’une brève vacance, une illusion des sens, un rêve » (1963, p. 249).

Dans Si c’est un homme, il explique : « Aujourd’hui encore, à l’heure où j’écris, assis à ma table, j’hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu » (1947, p. 110).

Pour J. Semprun « la certitude d’avoir traversé la mort s’évanouissait parfois, montrait son revers néfaste. Cette traversée devenait alors la seule réalité pensable, la seule expérience vraie. Tout le reste n’avait été qu’un rêve, depuis. J’avais alors l’impression accablante et précise de ne vivre qu’en rêve. D’être un rêve moi-même. Avant de mourir à Buchenwald, avant de partir en fumée sur la colline de l’Ettersberg, j’aurais fait ce rêve d’une vie future où je m’incarnerais trompeusement « (1994, p. 26).

Plus loin, l’écrivain a cette parole désespérée : « Toute cette vie n’était qu’un rêve, n’était qu’illusion. J’avais beau effleurer le corps d’Odile, la courbe de sa hanche, la grâce de sa nuque, ce n’était qu’un rêve. [...] Tout était un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald, la forêt de l’Ettersberg, ultime réalité » (ibid., p. 164). Et ce qui semble précisément terrifier J. Semprun, c’est « que la vie fût un songe, après la réalité rayonnante du camp » (ibid., p. 166).

Dans L’Algarabie, le thème de la vie comme rêve revient lancinant : « Ma vie n’était qu’un rêve depuis la fumée grise du camp [...] Ce sentiment qui prend parfois des allures tranchantes de certitude que ma vie n’est depuis lors qu’un songe... » (1981, p. 188).

Ce sentiment d’irréalité de la vie est aussi lié à la perte des repères dans le temps et à une certaine gestion de la mémoire. R. Waintrater, évoque » un temps déporté «, « une mémoire occupée » : « la mémoire du survivant [est] une mémoire « occupée, dans un rapport inversé où les morts comptent plus que les vivants, et où le passé destitue le présent et l’avenir « (2000, p.176). C’est là un déni de la réalité qui apparaît comme une forme de toute-puissance destinée à se défendre contre les effets du grave traumatisme vécu par les déportés survivants, confrontés tout à la fois à la peur de se souvenir et à la peur d’oublier.

A un autre niveau, nous pouvons encore nous référer à Sami-Ali qui à propos de ces problématiques de confusion spatio-temporelle et notamment de relation d’inclusions réciproques, explique que « par une sorte de captivation, l’imaginaire a absorbé le réel, faisant de lui l’une de ses modalités » : « Réel et imaginaire sont maintenant l’endroit et l’envers de l’image réfléchie. Image qui est la chose, et chose qui est l’image, cependant qu’au cours de ce processus de déréalisation qui se généralise, la perception cède entièrement la place à la projection » (1998a, p. 37).

Les exemples cliniques dont nous avons fait état dans cette partie sur le fantasme de toute-puissance en lien avec l’enfermement, trouvent ici une certaine cohérence. Et nous pouvons aller plus loin en le reliant au fantasme de retour dans le ventre de la mère ainsi qu’à l’étouffement respiratoire. Sami-Ali cite, en effet, le cas d’une patiente qui rêve répétitivement de miroirs, dans un contexte qui rappelle notre propre matériel : « rêve de retour au sein maternel « dont la répétition, où le plaisir, se mêle à l’angoisse ». Et l’auteur d’ajouter à propos du caractère traumatique du rêve : « à cet égard, il est typique du fonctionnement allergique qui, essentiellement, s’élabore autour de la difficulté de se séparer du corps maternel pour avoir un corps à soi. Cela est particulièrement frappant dans l’allergie respiratoire précoce... » (ibid., p. 38).

Chez P. Levi et J. Semprun, cette perception particulière de l’espace et du temps, ainsi que le sentiment d’avoir traversé sa mort renverraient au-delà du traumatisme de l’enfermement concentrationnaire à un vécu primaire d’enfermement, d’étouffement et à une « crainte de la mort » selon la terminologie de D. W. Winnicott.

Certes, il nous est difficile de démontrer que la présence d’un fantasme de toute-puissance et d’immortalité lié à l’enfermement ne soit pas seulement le résultat du traumatisme de déportation. Une difficulté réside dans le fait que les écrits dont nous disposons sont tous postérieurs à l’enfermement concentrationnaire et en portent ainsi la marque sans qu’il soit possible de départager entre ce qui relèverait d’un traumatisme primaire et du traumatisme second.

L’idée d’une défaillance du miroir maternel premier que nous avons pu mettre à jour dans notre première partie concernant le fantasme de retour in utero et que nous avons pu retrouver en lien avec le fantasme de toute-puissance – le sujet se percevant sans visage, semblable à un mort-vivant – nous paraît déjà plus convaincante pour étayer notre hypothèse d’un enfermement primaire dans la relation à l’objet maternel. Il s’agit là d’indices récurrents qui constituent avec les autres éléments qui nous avons pu mettre à jour – la position d’exception, la non-reconnaissance de l’irréversibilité du temps, l’expérience de mutation corporelle et la confusion entre rêve et réalité – un faisceau d’éléments relativement sensé et par conséquent assez pertinent.

Mais voyons maintenant ce qu’il en est de ce fantasme de toute-puissance et d’immortalité lié à l’écriture.