3.2.2. Ecriture et réalité

3.2.2.1. Jorge Semprun, l’habitant d’un « rêve de vie » ou d’une « patrie inhabitable ».

Dans un passage de L’Algarabie, J. Semprun explique à travers la bouche d’un de ses personnages, Artigas, que depuis son retour du camp, il a l’impression que sa vie n’est qu’un rêve. A ce propos il cite P. Levi qui décrit lui-même cette illusion ainsi que le philosophe Adorno qui aurait, selon lui, « la formulation la plus foudroyante d’obscure clarté », précisément parce qu’il n’a pas vécu cette expérience de la déportation : « ... Drastique culpabilité de celui qui a été épargné En retour des rêves le visitent comme celui qu’il ne vivrait plus du tout mais aurait été gazé en 1944 et qu’il ne mènerait par conséquent toute son existence qu’en imagination Emanation du désir fou d’un assassiné d’il y a vingt ans ». Et Artigas de reprendre cet extrait à son compte et de poursuivre : « Plus le temps passe et moins nous serons nombreux à partager cette certitude sereine et visqueuse d’inexplicable survie. D’indécente survie Jusqu’au jour où cette patrie de rêve sera totalement privée de rêveurs Où il n’en restera plus que des traces écrites Des écritures plus ou moins malhabiles sujettes à toutes les lectures et interprétations possibles mais plus aucune Erlebnis Aucune vivance de cette mort-là »(1981, p. 190).

Ecrire n’est-ce pas alors garder des traces de cette « patrie de rêveurs », pour garder vivant, intact, le souvenir de cette expérience mortifère ? Comme s’il fallait pouvoir garder contact avec cette partie de soi faite morte pour se sentir appartenir à l’espèce humaine ?

En ce sens, et si l’on suit E. Enriquez, écrire participerait de ce devoir de mémoire qui permettrait de rester humain, de ne pas franchir les limites de l’abject : « chacun ne doit pas se dérober à ce devoir sous peine de perdre ce qui fait de lui un être humain c’est-à-dire la possibilité constante, à partir de la connaissance la plus aiguë du passé, de vivre intensément dans le présent et de construire l’avenir » (2000, p. 198).