3.3.1. Fantasme de toute-puissance , d’immortalité et fonction de contenir

La clinique de l’enfermement volontaire nous a permis de proposer l’idée selon laquelle l’écriture représenterait pour le sujet une tentative de trouver des limites dans et hors desquelles il n’étoufferait pas, parce qu’il y serait tout à la fois suffisamment contenu mais pas trop. C’est là nous semble-t-il l’un des enjeux du fantasme de toute-puissance que nous voulons maintenant étudier – car jusqu’à présent nous n’avions fait apparaître que les angoisses qui menaçaient ce travail de contenir.

Si l’on considère le cas de J. Semprun, il semblerait que tout un temps l’écriture échoue à assurer cette fonction de « moi-main » : « celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie ». Il lui faudra attendre quinze ans pour pouvoir écrire son premier roman Le grand voyage, en langue française, cette nouvelle langue qu’il s’est donnée lui apportant des limites que l’espagnol, manifestement, ne pouvait pas lui assurer. Souvenons nous que lors de la remise du prix Formentor, quand lui sera remis l’exemplaire espagnol resté vierge – du fait de la censure –, il évoquera sa « vacuité vertigineuse » (1994, pp. 282-283).

C’est P. Levi qui nous apporte sur ce sujet un éclairage beaucoup plus convaincant. Dans Le scribe, il raconte l’acquisition d’un ordinateur, cet « appareil à écrire qui va à la ligne automatiquement et permet d’insérer, d’effacer, de changer instantanément des mots ou des phrases entières ; qui permet, en somme, d’arriver d’une traite à un document achevé, propre, exempt de ratures et de corrections ». Du premier contact avec cet appareil, il dit qu’il a été angoissant ; « angoisse de l’inconnu » avant de toucher aux commandes. Et d’avouer : « Je me suis senti perdu » (1985i, p. 316).

Dans un article intitulé Poésie et ordinateur, il évoque d’ailleurs « l’absence de barrière » propre à l’écriture sur ordinateur : «... l’aisance avec laquelle on efface, corrige, ajoute et remplace, facilite le passage de l’esprit au papier. Peut-être le facilite-t-elle même trop ; l’absence de barrière (il est moins fatigant d’écrire sur l’écran que sur d’autres supports) peut conduire à la prolixité et nuire à la prégnance, mais l’inverse est également vrai : la rature est instantanée et ne laisse aucune cicatrice sur le papier, tailler dans le vif est une opération très facile et indolore » (1997, pp. 78-79). Notons en passant le rapport évident entre la peau et le papier qui peut garder la trace d’une cicatrice contrairement à la page virtuelle d’un écran.

De la prolixité propre au support informatique, il en fait aussi état dans Le scribe : « en écrivant ainsi, on tend à la prolixité. La peine qu’on prenait autrefois à graver la pierre menait au style « lapidaire » : cette fois, c’est le contraire : le geste de la main est presque réduit à zéro, et si l’on n’y prend pas garde, on tend à gaspiller les mots ; mais heureusement il y a un compteur ; il faut le tenir à l’œil (1985i, p. 318).

Il tente ensuite d’analyser son anxiété, remarquant non sans humour, qu’elle abritait « la peur que le texte, fruit de votre peine, votre texte, inestimable, unique, celui qui vous vaudra la gloire éternelle, vous soit dérobé ou finisse dans une bouche d’égout. Car ce que vous écrivez sur l’écran, ces mots qui surgissent avec netteté et en bon ordre, ne sont cependant que des ombres : ils sont immatériels, il leur manque le support rassurant du papier ». Et de conclure : « La carta canta », « le papier chante », l’écran non ». Il envisage ensuite la perte des données informatiques, de ce texte devenu invisible une fois enregistré sur disquette : » y est-il encore, en fuite vers quelque recoin du disque-matrice, ou ne l’avez-vous pas plutôt détruit par quelque fausse manœuvre ? (ibid., pp. 315-320).

Manifestement, l’écriture dactylographiée sur ordinateur s’avère insuffisamment contenante pour P. Levi qui dit son angoisse de perte des limites. Il exprime a contrario que « le geste de la main » plus présent dans l’écriture manuscrite – alors que l’œil peut relâcher en partie sa vigilance – participe de la maîtrise des contenus psychiques. Là encore, l’appareil d’emprise retient la pensée, empêche qu’elle ne s’éparpille dans la mesure où elle s’inscrit de façon définitive sur le papier. Elle s’imprime, se fixe, laisse des traces quand l’ordinateur n’offre qu’un support virtuel. L’écrivain insiste d’ailleurs sur la présence rassurante, quasi vivante du papier – la carte canta – ; présence maternelle qui contient – borde, inscrit les traces et les garde en mémoire – et surtout restitue les données. L’ordinateur évoque au contraire une mère dangereuse dont on ne sait pas si elle a conservé dans sa « matrice » ou détruit les communications qui lui ont été envoyées (défaut de la fonction alpha au sens de W. Bion).

Pourtant l’aspect prolixe qui correspond plus à une fonction d’évacuation, ici critiqué, n’est pas totalement absent de l’entreprise de P. Levi ; à plusieurs reprises, il dira son besoin de raconter et d’écrire pour se soulager. Mais il semblerait que chez l’écrivain piémontais, la fonction d’externalisation, comme nous l’avons déjà dit, a été essentiellement assurée par le langage oral ; l’écriture ayant plus une fonction de contenance et de ressaisie de la pensée. Avant de publier son premier témoignage, P. Levi avait le projet de constituer plusieurs copies de celui-ci pour les donner à sa fiancée et à ses amis, ses proches devenant ainsi les dépositaires d’une psyché et d’une mémoire en souffrance. Nous pouvons supposer que l’écriture a pu pallier en partie ce défaut.

Et si l’écrivain espagnol s’est trouvé tout un temps dans l’incapacité de raconter et d’écrire son expérience mortifère, vraisemblablement nous pouvons faire l’hypothèse que l’activité militante lui a permis de se défendre, voire peut-être d’évacuer une partie de son vécu. Quant il a pu commencer à raconter, c’est en partie par le mécanisme d’identification projective qu’il a pu encore s’alléger de son fardeau ; et ensuite dans l’écriture où nous retrouverons mis en œuvre des temps d’externalisation et des temps d’élaboration. L’Algarabie, dont l’écrivain nous dit qu’il a longtemps hésité entre l’écrire en espagnol ou en français, nous semble sur ce point exemplaire.

Rajoutons que J. Semprun vient de publier récemment son premier roman en espagnol, Vingt ans et un jour – paru en France en mai 2004 –, changement de langue qui semble témoigner du rôle joué par l’écriture dans l’instauration de limites, au sens du travail de contenir. A propos de ce livre, encore en gestation, il donnera, en 1996, un entretien à D. Bermond : « Je suis en train d’écrire un roman directement en espagnol. Ce sera la première fois. Cela dit, je ne passe pas d’une langue à l’autre sans oublier tout à fait celle que j’ai quittée. Je n’écris pas l’espagnol comme si je ne connaissais pas le français. L’espagnol est une langue très belle mais qui peut devenir folle et grandiloquente si on lui lâche la bride. Cioran parlait du français comme d’une langue de discipline. Je le crois. Le français m’aide à maîtriser mon espagnol. Une discipline de luxe, en somme... » (Magazine Lire, 1996).