3.3.3. Fantasme de toute-puissance , d’immortalité et vécu primaire de radicale impuissance

Comment penser cette omnipotence du sujet, telle que la clinique l’a mise à jour ? S’agit-il d’un reste de l’omnipotence infantile, ou au contraire l’enjeu n’est-il pas de trouver dans certaines situations de la réalité ou encore dans l’écriture, la toute-puissance là où dans les expériences historiques traumatiques antérieures – vécu de détresse infantile, souffrance de l’exil et du déracinement, enfermement concentrationnaire – la situation a été celle d’une radicale impuissance ? Les comportements d’omnipotence apparaîtront alors d’autant plus marqués que le sujet aura eu un vécu de base de détresse, sans avoir pu faire l’expérience d’une omnipotence minimale.

Le sentiment d’être une exception, nous l’avons vu, pouvait se comprendre en référence à la métaphore du claustrum, la partie vivant en identification projective intrusive, se vivant comme au-dessus du commun des mortels.

Mais nous ne pouvons manquer d’associer encore les propos de J. Semprun et de P. Levi à la position d’ » exception » telle que théorisée par S. Freud à partir de l’exemple de Richard III de Shakespeare et reprise par R. Roussillon dans son article Violence et culpabilité primaire. Ne pourrait-on pas dire – même si la configuration en question ici n’est pas tout à fait comparable – en paraphrasant ce dernier auteur, que « culpabilité et castration ne sont plus à redouter, puisque le sujet a « payé d’avance », puisqu’il « déjà donné » en vivant le vécu mortifère des camps de concentration, ou plutôt en vivant sa mort  ? (1999f, p. 86).

N’est-ce pas cette idée qui est exprimée par P. Levi quand il écrit dans La trêve : « en errant dans les rues de Munich pleines de ruines, autour de la gare où notre train était une fois de plus enlisé, j’avais l’impression de me promener au milieu de débiteurs insolvables comme si chacun me devait quelque chose et refusait de me payer. « ? (1963, p. 246).

Le  » nous sommes des exceptions puisque nous ne sommes pas morts »  – nous avons cette chance d’avoir survécu – se retourne ainsi en « nous sommes des exceptions puisque nous avons traversé notre mort, que nous sommes déjà morts » – nous sommes donc immortels.

Mais nous pouvons encore penser autrement cette cohabitation intime avec la mort. Quand J. Semprun écrit : « J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie », avant d’affirmer : « on n’a aucun besoin d’avoir connu les camps d’extermination pour connaître l’angoisse de vivre », n’exprime-t-il pas que quelque chose de lui est mort très tôt, alors qu’il n’était pas encore en capacité d’élaborer ce qui lui arrivait ? (1994, p. 149).

La théorisation de D.W. Winnicott nous apporte alors un éclairage intéressant : « c’est la mort qui a eu lieu sans être éprouvée qui est l’objet de la quête compulsive. [...] La mort – si on la considère de cette manière, comme quelque chose qui est arrivé au patient alors qu’il était trop immature pour en faire l’expérience, la mort a le sens d’un anéantissement » (1975, p. 212).

Le sujet a vécu une expérience de mort psychique sans que pour autant celle-ci soit éprouvée par le moi. Cette mort déjà vécue – dans la relation primaire à l’objet maternel – et non encore éprouvée, le sujet en aurait fait l’épreuve lors du vécu concentrationnaire mortifère ; d’où son sentiment d’avoir déjà traversé la mort. Mais comme cette expérience aurait eu lieu dans un contexte où le sujet se trouvait à nouveau totalement impuissant, sans aucune fonction de soutien propice à l’élaboration, la présence de la mort serait toujours agissante comme le rappelle J. Semprun à travers la poésie de Vallejo : « ... mais le cadavre, hélas ! continua de mourir » (1994, p. 303) .

Le suicide apparaît alors parfois comme la seule issue possible à ces situations en impasse, comme l’a bien constaté D. W. Winnicott : « nombre d’hommes et de femmes passent leur vie à se demander si le suicide est une solution – le suicide, c’est-à-dire envoyer le corps à une mort qui s’est déjà emparée de la psyché. Cependant le suicide n’est pas une réponse, juste un geste désespéré » (1975, p. 213).

Solution à laquelle J. Semprun a songé lui aussi : « Seule la mort volontaire, délibérée, pourrait me distraire de ma douleur, m’en affranchir » (1994, p. 166).

Il semblerait que l’omnipotence qui lui a fait défaut lorsqu’il a revécue l’expérience agonistique doit pouvoir se jouer autrement, s’exercer ailleurs, notamment dans l’écriture.

En effet, nous avions vu qu’un des enjeux du fantasme de retour in utero consistait en un retour vers un état inorganique, réduction de toutes les pulsions à l’état zéro. Mais ce n’était pas suffisant pour comprendre l’œuvre de la pulsion de mort. Aussi avions nous encore proposé que le sujet tenterait de retourner vers l’origine avec l’espoir de revivre enfin quelque chose qu’il n’aurait pas pu vivre. Et c’est là que jouait la défense par retournement qui s’inscrivait dans une logique de toute-puissance ; il s’agissait de vivre activement une expérience vécue à l’origine en position passive, alors que le sujet n’était pas encore advenu. Le sujet feint d’avoir le choix de revivre une expérience à laquelle il ne peut se dérober, qu’il est contraint de répéter. Selon R. Roussillon commentant « le tournant de 1920 » et la question de l’automatisme de répétition de S. Freud, « la « pulsion de mort » tenterait donc d’instaurer dans le psychisme la notion d’un « choix », d’une poussée active qui protégerait le narcissisme contre la blessure liée à l’inévitabilité subie passivement de la mort revenant du dedans ». Et l’auteur de préciser encore : « L’une des défenses alternatives majeures du psychisme serait alors, pour tenter de préserver le primat du principe du plaisir, de retourner (retournement passif/actif évoqué en 1920 et non plus retournement actif/passif comme en 1915) la passivité en activité, de se présenter comme souhait (pulsion) de retour vers l’état antérieur ce qui est destiné à se protéger du retour de l’état antérieur. La rétrogression primaire (1895), la régression primaire (1900), le retour vers l’état antérieur (1920) représentent alors l’effort de maîtrise du psychisme pour se protéger du retour automatique des états antérieurs non subjectivés, non symbolisés primairement » (2001, p. 67).

Répétition compulsive qui fait dire à J. Semprun à propos de son expérience: « Il me faudrait plusieurs vies pour raconter toute cette mort. Raconter cette mort jusqu’au bout, tâche infinie ». (1994, p. 45). Et encore, « La dire cela est vrai, est interminable, et j’ai plus à dire aujourd’hui que lorsque j’ai écrit Le grand voyage [...] (Conférence donnée à Bâle, le 4 juillet 2004).

Quant à P. Levi qui a prétendu en 1963 en avoir terminé avec l’expérience des camps, manifestement la suite de son œuvre témoigne du contraire. Marco Belpoliti ne s’y est d’ailleurs pas trompé : « Rien n’est jamais fini dans les récits de Levi, mais tout revient continuellement, par la force des choses, est-on tenté de dire. Et l’affirmation de l’épuisement des matériaux narratifs elle-même est bien plus qu’un geste d’exorcisme, inspiré par la peur de perdre sa prodigieuse faculté de raconter ; elle est le signe clair de cette incessante récapitulation à laquelle il se livre, de l’impossibilité où il se trouve de s’éloigner, fût-ce un instant, de l’héritage d’Auschwitz (pas une interview où ce mot ne figure, ne serait-ce que dans le chapeau d’introduction) » (1997, pp. 12-13). Nous rajouterions que c’est aussi le traumatisme primaire qu’il a vécu qui s’avère indépassable ; que c’est très certainement ce « double traumatisme » qui l’a conduit au suicide.

C’est qu’il nous faut distinguer avec R. Roussillon, deux modalités différentes de contrainte de répétition : dans le premier cas, le processus psychique « peut, c’est le destin le plus funeste, subir le retour intoxiquant et destructeur de ce qui lui échappe. Constaté comme une contrainte inévitable, il sera alors théorisé par le psychisme comme le signe de l’échec de tout l’effort pour établir une vie psychique satisfaisante, destin inéluctable dont la mort ne serait que l’ultime forme, il sera « pulsion de mort. Dans le deuxième cas – « la contrainte de répétition pourra, à l’inverse, être signifiée comme l’effet irréductible du désir et de la vie, comme le mouvement même de celle-ci qui pousse toujours à reprendre pour le poursuivre, le travail de symbolisation et d’appropriation de la part d’inconnu qui le constitue, elle sera alors pulsion de vie, exprimera le primat du principe de plaisir ». Et l’auteur de conclure que « la conflictualité s’établira alors entre le retour inévitable d’un passé inconnu et néfaste dont on ne pourrait parvenir à s’abstraire et le retour inévitable d’une vie qui ne saurait se satisfaire de ce qu’elle a déjà accompli » (2001, p. 68).