4.1.1. Le récit d’une scène primitive  : une scène primitive mortifère

Nous trouvons ici plusieurs indicateurs du fantasme de scène originaire : un scénario intégrant la présence de l’enfant en tant qu’acteur passif (il se relève dans la nuit pour guetter par la porte entrebâillée ces parents qui l’excluent), le thème du vu et de l ’entendu (il tente de les apercevoir, de les entendre), les acteurs principaux (le couple parental dans la chambre conjugale), le désir et la peur envers la mère (dont l’apparition est quasi surnaturelle dans le couloir labyrinthique, pas si seule pourtant comme semble l’indiquer l’emploi du néologisme « pénombreux » qui nous fait associer sur les termes « pénis nombreux », évoquant en référence aux théorisations kleiniennes, le pénis du père à l’intérieur de la mère mais aussi le pénis de la mère…). Sont aussi présentes les sensations olfactives : fragrance du parfum maternel, senteur de l’amidon des dessous de la mère, ou encore « effluves délétères » qui filtrent à travers la porte close ; odeurs de la mère mais aussi de la mort. Enfin, nous pouvons noter une certaine dramatisation dans le style, haché, sans ponctuation, usant abondamment des majuscules, et par là même révélateur d’une intense charge affective.

Mais une possible observation directe du coït parental se trouve comme suspendue dans cette scène originaire qui débouche brutalement sur une scène mortuaire, la curiosité sur le sexuel se muant en curiosité insistante sur le secret de la mort : « Sa chambre conjugale et mortuaire En tremblant je passais plusieurs fois par jour devant cette porte close sur les secrets de la mort Sur l’intolérable secret de la mort La porte close perpétuait le secret mémorable de cette mort » (ibid., p.51).

Telle qu’elle est réactivée dans et par l’écrit, la scène dont le pouvoir traumatique est patent, dit quelque chose sur quoi le sujet devenu adulte bute encore : « Jamais je n’ai l’impression d’avoir vraiment été jusqu’au bout de ce parcours nocturne Chaque fois que je traverse en rêve En imagination Ce long couloir J’ai l’impression que quelque chose m'échappe Qu’il y a là Tout près mais inaccessible Derrière une épaisseur transparente mais infranchissable du rêve lui-même Du cheminement lui-même Qu’il y a là une ultime image Une dernière vérité Qui m’échapperont toujours » (ibid., p. 55).

En effet, comment advenir quand « le mortuaire » se substitue à « l’originaire », quand le secret concernant la sexualité et sa propre origine vient se confondre avec le secret sur la mort ? Comment s’originer dans une scène mortuaire ?

Dans le scénario fantasmatique que nous propose Jorge Semprun, la naissance de l’enfant ne représente-t-elle pas l’occasion d’éliminer le père tout en donnant du sens à la mort de la mère ? Car ce n’est pas le père qui « prend » la mère, mais la mort dans un coït « interminable et douloureux » – et de fait rien ne saurait filtrer de cette scène « délétère ».

Le père est écarté au profit de la mort et la mère ne peut que succomber à cet accouplement mortel. Un enfant naît de ce coït non humain : il est incontestablement surhumain. De ce point de vue, le fantasme d’immortalité que nous avons déjà étudié prend encore un autre sens. Quand dans L’écriture ou la vie, par exemple, J. Semprun écrit : « La mort était une expérience vécue dont le souvenir s’estompait. Je vivais dans l’immortalité désinvolte du revenant » (1994, p. 257), ce sentiment d’avoir traversé sa propre mort n’apparaît vraisemblablement pas exclusivement lié à l’expérience du camp de concentration. Ne serait-ce pas aussi que quelque chose de lui est mort, a été fait mort ? Et ce bien avant le vécu concentrationnaire mortifère, comme en témoigne le récit de cette scène originaire particulière ?

Mais revenons un instant au narrateur de Adieu, vive clarté..., ce qu’il ne nous dit pas, ce qu’il omet volontairement de dire, c’est que dans L’Algarabie, la scène est reprise plusieurs fois et qu’elle comporte des variantes d’un intérêt indéniable pour étayer notre propos. Ainsi, la première citation que nous avons faite du texte, qui s’achevait sur « Moins de huit ans forcément... », se poursuit ainsi dans ce roman :

« C’est dans la glace en pied de l’armoire Armoire de lune dit-on en espagnol pour parler des armoires dont l’une des portes ou même les deux sont des glaces en pied C’est dans le reflet lunaire de la grande glace en pied de cette armoire que j’ai aperçu un jour très fugitivement la silhouette du diable […] Pourquoi pas le diable ? [...] Dieu n’était qu’un souffle volatile et confus Une flamme fragile qui je m’efforçais de fixer désespérément au cours des insomnies nocturnes [...] Tout l’univers conspirait donc diaboliquement contre l’âme esseulée de mon enfance  

Mais je

Je me souviens qu’on a fini par rouvrir la vaste pièce conjugale et mortuaire où s’étaient accomplis les mystères essentiels de la vie Le soleil y entrait de nouveau à flots Elle n’avait plus aucun intérêt Elle ne recélait plus les mystères de la mort Ni les senteurs moites et entêtantes du corps de la femme et de ses atours...».

Le père un instant évincé du premier scénario ne réapparaît-il pas dans ce reflet diabolique, réintroduisant une triangulation et du même coup la menace de castration ? Autre variation qui vient confirmer cette interprétation, à la fin du roman lorsque Artigas, attaqué par une bande de voyous, agonise :

« De nouveau s’ouvrait devant lui la perspective de ce couloir interminable. Au bout, dans la pénombre, la porte toujours close. Il rampait, haletant, convaincu qu’il arriverait un moment où cette porte s’ouvrirait. Qu’il fallait tenir jusqu’au moment où cette porte s’ouvrirait. Que la vie qui le fuyait à grands bouillons de sang en teintant de rouge le tapis de ce long couloir, que la vie n’aurait pas de sens avant que cette porte ne s’ouvrît. Et voilà. Il vient de relever encore une fois la tête, il vient de faire un effort épuisant pour s’appuyer sur ses coudes afin de gagner quelques centimètres, de se rapprocher ne fût-ce que de quelques centimètres de cette porte close, et voilà qu’elle s’ouvre, précisément. Ouverte la porte close sur le mystère troublant de la mort. Ouverte la porte de la chambre funéraire où je vais enfin pouvoir m’allonger sur le grand lit conjugal. Et dans la glace lunaire de l’armoire il n’y aura plus l’ombre fugace du diable. […] Il n’y aura que le reflet de mon corps allongé sur le lit mortuaire. Je serai enfin revenu dans le sein maternel. Dans le giron maternel de ce lit conjugal et mortuaire où s’allongea jadis le corps sans vie de ma mère. Dans le sein maternel de la mort qui me poursuit desde que he nacido. Ou que je poursuis depuis que je suis né. Depuis le premier jour de ma vie. Mais je regarde cette porte ouverte, ce trou de lumière orangée dans la nuit sans fin du couloir. Tout ce qui me reste de force se concentre dans ce regard. Et mon crâne va éclater, ma vie va s’écouler finalement par mes yeux qui se vident de toutes les beautés du monde. Ma vie n’est plus que l’ombre vacillante de ce regard ultime sur l’encadrement lumineux de cette porte. Enfin. Enfin je vais savoir » (1981, pp.579-580).

Et là comme dans un songe apparaît une silhouette de femme devant la « glace lunaire de la grande armoire » : « La robe du soir scintille de mille paillettes. Pola Negri. Qui parle dans le silence de ma mort ? Pola Negri dans The Shadows of Paris » (1981, p. 580). Mais est-ce vraiment l’actrice Pola Negri, s’interroge Artigas ? Non, c’est sa mère : c’est sa mère « qui apparaît en robe du soir dans l’encadrement de cette porte enfin ouverte. C’est elle qui se déshabille à présent, dans la lumière orangée au fond de ce couloir d’orages et de songes : « C’est ma mère qui défait les bretelles de sa robe, qui la laisse glisser le long de ses hanches… » (ibid., p. 581).

Mais le rêve s’interrompt, un souvenir vient alors s’interposer : il avait douze ans, il avait vu au cinéma Mazurka avec Pola Negri, et quelques jours plus tard, à la table familiale, le père avait osé des commentaires lyriques sur la beauté de l’actrice. Alors l’adolescent avait senti éclater à l’intérieur de lui toute la jalousie haineuse contre ce père : « Je l’avais haï sur le champ. Il m’avait déjà trompé avec ma mère, il avait commis le crime de lui survivre, d’en épouser une autre, il n’allait pas recommencer en me disputant l’amour de Pola Negri » (ibid., p. 581).

Et l’évocation onirique se poursuit : « Je n’ai plus le temps que d’ouvrir les yeux à jamais sur la silhouette à demi nue de ma mère qui est en train de délacer son corset sur son corps qui émerge enfin après des années des siècles d’oubli d’occultation de malheur son corps cambré devant l’armoire de lune reflet lunaire de tous les corps de femmes enfin réapparu enfin dans la lumière orangée de cette porte ouverte ce corps nu ce diamant dans le velours noir de la nuit

Ese diamante en el oscuro terciopelo de la noche » (ibid., pp. 581-582).

Transgression terrible qui appelle la sanction paternelle... mais la castration, ici, n’est pas effectuée symboliquement – le pénis n’est pas seulement menacé de retranchement – la castration est accomplie dans la réalité : Artigas mort, le chef de bande tranche le sexe de ce dernier et le brandit comme un trophée devant ses compagnons.

Si le père semble avoir été un instant évincé, exclu, il apparaît finalement bien là : père qui châtie mais aussi protège. Ne se montre-t-il pas protecteur lorsqu’il enclôt la chambre où agonise la mère ? Ou lorsqu’il ranime le lit nuptial avec une nouvelle épouse et ouvre ainsi la voie vers un changement d’objet ? Mais pour le fils, cette ouverture semble barrée ; reste au premier plan la jalousie oedipienne à l’égard du père, celui qui lui a pris sa mère, celui qui s’est empressé de la remplacer par une nouvelle épouse – objet de haine – : « Il m’avait déjà trompé avec ma mère, il avait commis le crime de lui survivre, d’en épouser une autre, il n’allait pas recommencer en me disputant l’amour de Pola Negri «. Père de la horde primitive, qui possède toutes les femmes face à un fils qui échoue à tuer symboliquement son géniteur, à advenir en tant que sujet mature qui a renoncé à l’objet d’amour oedipien.

Pola Negri ne représente-t-elle pas cette image idéalisée de la femme, dans la lignée maternelle à laquelle il est resté accroché, avec au fond, un impossible déplacement d’objet ? Et ce que tente finalement de nous dire cette scène, n’est-ce pas qu’une porte est restée fermée ? Ou plutôt qu’il n’y a pas de porte, pas d’issue, qu’il n’y a que des murs qui enferment ? Le sujet est resté enfermé dans la scène primitive ; la mère est morte, le bébé non né, le sujet a échoué à advenir, à se créer.