4.1.2. Une scène primitive spéculaire : l’enfermement dans la scène primitive

Il nous faut maintenant aller au-delà du contenu narratif du texte, et envisager un deuxième niveau de lecture concernant la forme même du récit.

L’architectonique du récit, qui repose sur un jeu d’emboîtements, de mise en abîmes où les répétitions multiples, les renvois d’un roman à un autre, d’un temps présent à un temps passé... jouent à l’instar des effets de miroir mis en scène dans le texte comme autant de reflets qui nous égarent et contribuent à communiquer au lecteur un sentiment d’enfermement.

Mais ces jeux de miroir, de reflets et de doubles nous renvoient aussi à la mère comme miroir, de même que l’insistance mise sur « l’armoire de lune » et l’adjectif « lunaire » : univers de spécularité qui pose la question de savoir comment l’objet a reflété l’investissement du sujet. Ce qui confirme l’idée déjà longuement développée d’une défaillance du miroir maternel premier.

L’objet maternel primaire a manifestement échoué à transformer et réfléchir les projections hallucinatoires de son bébé. Les effets de mise en abyme représenteraient dans ce contexte un effort pour recréer des effets de « boucles de retour » – au sens de G. Haag – entre le sujet et l’objet (Haag, 1993).

J. Semprun tente semble-t-il de retrouver par des effets de mise en abyme, d’emboîtements spéculaires de son récit, cette relation psyché/regard ; il y joue cette expérience de circularité qui produit un enveloppement sécurisant tout en exprimant le sentiment de vertige dans lequel il a été pris lorsque ces effets de boucle venaient à manquer.

Ainsi, quand Artigas blessé s’effondre, et que la porte toujours close de tous ses rêves, au bout du couloir interminable s’ouvre enfin, ce qu’il voit et regarde alors c’est un « trou de lumière orangée » et non plus « l’ombre fugace du diable » : « tout ce qui me reste de force se concentre dans ce regard ; et mon crâne va éclater, ma vie va s’écouler finalement par mes yeux qui se vident de toutes les beautés du monde. Ma vie n’est plus que l’ombre vacillante de ce regard ultime sur l’encadrement lumineux de cette porte » (1981, pp. 579-580). Le contact visuel avec l’autre est effrayant, c’est être confronté à une figure diabolique ou encore à un « trou de lumière » dans lequel la vie du sujet ne peut que s’écouler se vider.

Ce passage nous évoque le cas de cette adolescente citée par G. Haag qui en proie à des angoisses autistiques éprouve la nécessité d’interposer un écran de coussins entre elle et sa thérapeute qu’elle perçoit tour à tour sorcière, fée Médusa, ou encore tête de squelette. La jeune patiente verbalise une grande peur du vide qu’elle ressent devant elle et sur les côtés. G. Haag réalise que sa patiente est effrayée par son regard qui pourtant l’attire et la fascine. Et la thérapeute de lui expliquer alors qu’il y a des fascinations qui ne sont pas engloutissantes, comme par exemple lorsque l’on est fasciné par une belle chose (1998, pp. 80-81).

En effet, c’est bien la mère d’Artigas qui apparaît dans le halo de lumière orangée, objet tout à la fois effrayant et captivant, dont la beauté le liquéfie et l’absorbe. Les murs semblent alors représenter un écran protecteur, un rempart contre le vide qui menace d’engloutir le sujet comme l’exprime l’auteur à travers son héros Artigas : « il marchait lentement, avec une sensation de vertige, le long d’un couloir interminable » (1981, p. 579).

Nous sommes donc face ici à une carence de l’organisation des auto-érotismes ; le sujet est resté dépendant de la perception de l’objet et de la perception du reflet de son investissement à l’intérieur de l’objet.

Font retour ici des expériences non subjectivées qui tentent de se frayer un chemin dans l’écriture.

Semprun semble se sentir comme enfermé encore dans cette scène. Il est enfermé et il nous enferme avec lui par la maîtrise de son style : point de respiration possible dans notre lecture, nous nous heurtons sur les majuscules comme sur autant de murs... risquant de perdre notre souffle à tenter de ne pas égarer le fil embrouillé qui nous repère dans ce labyrinthe textuel. 8

L’écrivain semble avoir été confronté à une double situation traumatique, il a connu l’enfermement « hors de »de l’exil et l’enfermement « portes fermées du-dedans » du camp de concentration.

Et l’exil même fait jouer la question de savoir si on est enfermé au-dedans ou si on est enfermé au-dehors. D’un côté, il y a impossibilité de retourner dans la mère patrie ; on est donc enfermé au-dehors... une porte est fermée là aussi... qui empêche de rentrer.

Ce récit de scène primitive dit combien il s’est senti exilé du giron et du corps de la mère. Alors la mère patrie, « Eldorado longtemps promis et jamais atteint » est violée, saccagée, sodomisée comme dans le poème écrit par le héros Artigas dans L’Algarabie et traduit approximativement par lui-même du castillan :

« La mère patrie écartera les jambes :

Nous remonterons à la nage

le vaste estuaire de son sexe navigable,

vers l’inconnu et l’occulté,

où nous mettrons à sac

le sanctuaire de l’œil du cul... » (1981, p.44).

L’allitération du début du texte (parfois, pénombreux, part en part, porte...) joue sur le phonème « p », consonne occlusive bilabiale dont le point d’articulation se situe au niveau des lèvres et rappelle le mouvement de succion... suggérant la nécessité d’un retour régressif à un état antérieur qu’Artigas exprime clairement : « tout en cheminant à tâtons dans sa mémoire le long du corridor interminable de cet appartement, il avait en fait remonté le cours de sa propre vie » (ibid., p. 552).

Mais on peut aussi se sentir enfermé au-dedans comme nous avons déjà pu le noter dans un précédent développement. C’est encore présent dans ce texte où l’on retrouve les deux manières d’être enfermé.

C’est une problématique du deuil impossible : d’un côté le sujet est confronté à une structure encadrante de l’espace de représentation, mais sans représentation ; de l’autre, à des représentations sans structure encadrante. Autrement dit, on a soit des contenus sans contenants, soit des contenants sans contenus.

Lorsque le sujet échoue à donner « une figurabilité fantasmatique « suffisante à l’absence, selon l’expression de C. Couvreur, on va trouver une intrication pathologique entre pulsions de vie et pulsions de mort dont les fantasmes « originaires « porteront une trace spécifique. L’objet n’est pas suffisamment différencié, il n’a pas été « trouvé » ou alors il est perdu (car perdu de vue et non valablement introjecté).

Notes
8.

F. B. Michel confirme notre ressenti : « beaucoup de textes contemporains, sans cadence ni ponctuation, privés en particulier de virgules […] sont si peu respirants qu’ils vous coupent le souffle ». Le souffle coupé, p. 10.