4.1.3. Une mise en scène des représentations de contenants psychiques

Il nous faut maintenant proposer une lecture consistant à analyser au-delà du contenu narratif, ou en deçà des signifiants linguistiques, des formes et des enjeux de signifiants formels. Il nous semble en effet que ce texte de J. Semprun met en scène des niveaux très primitifs du travail psychique et de la symbolisation.

Rappelons brièvement que pour D. Anzieu ces signifiants « sont des représentants psychiques, non seulement de certaines pulsions, mais des diverses formes d’organisation du Soi et du Moi. A ce titre, ils semblent s’inscrire dans la catégorie générale des représentants de choses, plus particulièrement des représentations de l’espace et des états des corps en général ». L’auteur précise encore que ces signifiants formels sont des représentations des contenants psychiques » qui possèdent chacun une propriété, une opérativité qui génère en eux une transformation, dont les ratés produisent seulement des déformations ». Enfin, « ils constituent des éléments d’une logique formelle appropriée aux processus primaires et à une topique psychique archaïque » (1987, pp. 19-20).

Ainsi, à travers la forme en « L » inversé du couloir, J. Semprun ne nous propose-t-il pas un signifiant formel ? Un couloir tourne à angle droit. Nous pouvons relier ce signifiant formel à l’expression « quelque chose m’échappe » sur laquelle l’écrivain semble également insister. Signifiant spatial qui représenterait une tentative de figuration du processus suivant : comment des parties clivées peuvent-elles se retrouver ou ne pas se retrouver ; l’une étant enfermée dans le lieu clos, l’autre enfermée hors du lieu clos, sans possibilité de retrouver l’autre. Nous aurions ici une figure de l’impossible rencontre des deux parties clivées révélant une distorsion des enveloppes psychiques du sujet. Ce que tente de formuler J. Semprun, n’est-ce pas qu’une partie de lui est partie avec l’objet maternel, est morte avec la mère et que l’autre partie de lui erre à la recherche de l’autre sans pouvoir rien contenir, les deux enveloppes d’excitation et de communication au lieu d’être superposées et emboîtées, étant mises bout à bout pour ne former qu’une seule bande tordue à la manière de l’anneau de Moebius. Les troubles de la distinction entre ce qui provient du dedans et ce qui vient du dehors sont occasionnés par cette configuration spécifique comme le remarque D. Anzieu (1985, pp. 149-150). On a soit un contenant qui ne peut rien contenir, soit un contenu en manque de contenant.

Nous retrouvons ici l’idée d’un Moi-peau confronté à une imago maternelle gravement conflictuelle : « promesse de vie et menace de mort ».

En effet, la forme en « L » renversé, définie à partir de la lettre « L «, renvoie d’emblée à la forme de cette lettre ; on ne peut donc penser l’une sans l’autre, comme si en envisageant l’une, on évidait le plein qu’elle formait en miroir avec l’autre, ou au contraire on bordait le vide laissé par la disparition de l’autre – les deux « L » constituant ensemble un rectangle.

Semprun nous y invite lui-même, mais aussi, si on l’entend dans sa forme espagnole « el/èl « au pronom personnel masculin et à l’article défini (il/le, en français) ; mot plein qui réfracte l’image maternelle et une infinité de significations – et contient en creux une figure paternelle ? – mais qui s’il est réduit au graphe « l » risque de se vider de son signifié – comme Artigas se vide de sa substance psychique. C’est que l’équation « L, , elle, el, èl, » et le retour à la matière visuelle du mot qu’elle entraîne, réalise une équivalence mot/chose, Moi/monde, origine/fin : « Dans le sein maternel de la mort qui me poursuit desde que he nacido. Ou que je poursuis depuis que je suis né ». Le début peut devenir la fin, la vie prendre la place de la mort ou vice versa, comme le mot « elle » qui peut se lire indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche.

Le mot « elle » calligraphié apparaît constitué de plusieurs boucles, qui peuvent renvoyer à ces formes élémentaires, de nature rythmique – précédant les formes géométriques – qui concourent à la formation du Moi corporel et de l’espace psychique, du « moi sphérique » tel qu’il est évoqué par plusieurs auteurs (Ferenczi, Green, Haag).

Ce couloir sur lequel débouche invariablement J. Semprun est décrit comme interminable ; on ne sait plus si l’espace est limité ou illimité, si on est enfermé au-dehors ou au-dedans. Tant que le couloir reste couloir, sans issue possible, « la vie n’ [a] pas de sens », que la porte s’ouvre, alors vide et plein s’interpénètrent pour se confondre : « Tout ce qui me reste de force se concentre dans ce regard. Et mon crâne va éclater, ma vie va s’écouler finalement par mes yeux qui se vident de toutes les beautés du monde. Ma vie n’est plus que l’ombre vacillante de ce regard ultime sur l’encadrement lumineux de cette porte ».

Notons en passant que la consonne « l » condense l’idée d’ouverture et de fermeture associée à l’écoulement ; consonne appelée « liquide » parce que son spectre acoustique présente des caractéristiques vocaliques, son articulation combinant une occlusion et une ouverture du chenal buccal de manière simultanée.

Ecrire c’est donc aussi retourner en ces temps constitutifs du moi-corps pour tenter de reprendre ce qui n’a pas pu se jouer valablement dans les échanges émotionnels primitifs. L’écriture représenterait une tentative de relier contenant et contenu, de traduire les signifiants formels en signifiants linguistiques.