2.1.1. Chez les détenus – La clinique groupale

Plusieurs moments de cet atelier permettent de mettre à jour un fantasme de retour in utero chez les participants.

2.1.1.1. En enfer ou au paradis ?

« Printemps par-ci, Printemps par-là ! », c’est par cet incipit qui s’inaugure l’atelier d’écriture, premiers mots que je coucherai sur la feuille blanche avant de la faire circuler dans le groupe et après avoir improvisé une consigne d’écriture de type « cadavre exquis ».

C’est Malik qui nous lira la production du groupe :

« Printemps par-ci, printemps par-là

L’écriture c’est le Rêve, c’est l’oubli

La France a beaucoup de chance de se qualifier pour les quarts de Finale

Ce matin je suis sorti en sport

Les délices de la vie, n’existent pas ici !!!

Les matins de pluies, je n’aime pas sortir, je préfère le soleil

Je veux rentrer cher moi pour me coucher ».

Un murmure de plaisir parcourt le groupe, ils sont tout à la fois surpris et rassurés par la simplicité du jeu que je leur ai proposé. J’ai improvisé cette consigne d’écriture dont je réaliserai après-coup ce qu’elle contient de transgressif et par là même d’excitant. Car si je me suis gardée de prononcer les termes « cadavre exquis » à haute voix, mon inconscient pris dans les rets du système « hors loi » de l’institution carcérale m’a conduite à inviter les participants à « jouer avec la mort, valorisant leurs passages à l’acte et reproduisant en miroir leur problématique ; d’où la jubilation qu’éprouve le groupe dans un fantasme de toute-puissance mégalomaniaque. Par ailleurs, la circulation de l’objet papier décliné dans différentes formes (papier toilette, mouchoirs en papier, feuilles de papier) m’évoque sécrétions et secrets échangés, nous unissant tous dans un magma incestuel.

C’est à mon insu que j’ai donc initié, dès cette première séance, le thème du temps aussitôt approprié comme « bon sujet d’écriture » par l’ensemble des participants de l’atelier.

En laissant aller sur le papier ces quelques mots qui sonnent comme une ritournelle « printemps par-ci, printemps par-là », n’ai-je pas été happée – comme le sont les détenus – par le temps carcéral qui vient se figer dans un tempo répétitif que seules deux notes, si et la spatialisent ? Hors temps vertigineux de la prison qui m’engloutit dans son ventre, espace tout aussi incertain auquel je tente de m’accrocher. Je songe à Orphée charmant de sa lyre aussi bien les bêtes sauvages… que les gardiens du séjour infernal… pour libérer son Eurydice… Suis-je Orphée ou Eurydice ? En enfer ou au paradis ?

Le fil associatif de ma pensée fait ici apparaître très nettement, un fantasme de retour dans le sein maternel, fantasme qui se déploie ici selon les deux versants que nous avons déjà considérés dans nos autres cliniques. Fantasme que nous retrouvons d’ailleurs plus loin.

Puis je m’interroge en regardant tous ces visages sérieux, ne devrais-je pas aussi écrire ? Je ne leur ai encore rien dit concernant mon éventuelle participation à l’écriture, par lâcheté un peu mais aussi par peur ; je me sentais débordée à l’avance à l’idée d’animer un atelier avec douze participants sans co-animation. Ma participation active à l’acte d’écrire faisait pourtant initialement partie de mon dispositif de mise en place de l’atelier d’écriture. Je décide donc de faire une tentative et j’aligne non sans une certaine inhibition quelques mots qui me viennent à l’esprit : « Temps…, tempête… petit bout de temps… temps en miettes… temps fragmenté… qu’on aimerait couler en bouteilles… pour le boire comme un élixir… à petites gorgées… ». Puis, plus rien. J’ai l’impression que ma pensée s’éparpille, que les mots n’arrivent pas à s’unifier dans une quelconque idée, à se ramasser dans une logique de sens, seulement des mots épars, qui tournent en rond… quelque chose de l’ordre de la répétition qui finit par se déliter.

Je me sens très mal à l’aise et décide de renoncer, je ne peux décidément pas lire ce texte devant d’autres, je serai ridicule, par ailleurs je vais certainement induire des effets négatifs, c’est trop risqué, laissons les se débrouiller. Après tout, je suis avant tout là pour animer l’atelier. Je ne peux pas tout faire ! Cette rationalisation défensive me laisse cependant un sentiment de malaise.

Je les regarde, étonnée de voir ces grands enfants sagement assis…, j’ai oublié que ce sont des délinquants… peut-être même dangereux… ils semblent si désireux de me faire plaisir, de me plaire, d’être de bons fils… Cette position maternelle dans laquelle ils me placent d’emblée, m’oppresse quelque peu, c’est tout à la fois rassurant et inquiétant, rassurant parce que je deviens intouchable, je suis celle qui doit être respectée ; inquiétant parce que se focalisent alors sur moi, du même coup – j’en sens le poids – d’inextricables puissances fantasmatiques. Tout cela n’est pas dit, c’est comme un léger voile de brume qui nous enveloppe, c’est un climat.

Je me surprends alors à scruter chaque visage, cherchant derrière le masque à reconnaître le criminel : «  celui-ci, n’aurait-il pas tué ? Et celui-là ? » Mais aussitôt je me ravise, chasse ces pensées inopportunes. Ce n’est qu’après-coup que je pourrais y revenir. Je me dirai alors que les images et émotions suscitées à partir du « jeu du cadavre exquis » sont venues se lier en pensée, me dégager de la fusion mortifère pour réinvestir une certaine réalité : celle du délit ou du crime effectivement commis par les détenus présents.

Je me raccroche d’ailleurs à du concret ; mes yeux se fixent sur le carton que m’a apporté le bibliothécaire, et pendant que les participants continuent à écrire, j’en inventorie rapidement le contenu : une pile de vieux journaux La Vie et tout au-dessus, une paire de gros ciseaux à bout rond : La Mort ? Je me souviens maintenant de la recommandation qui m’a été faite : « attention !… les ciseaux… ça a fait un vrai scandale que vous demandiez ça, … alors surveillez les bien ! ». Je regarde l’instrument évocateur de mort, dont la présence me semble être toute symbolique : impossible de couper même une feuille de papier avec, et que ferions nous d’une seule paire pour tout un groupe ! Bien sûr, un homme pourrait la subtiliser et tenter de l’avaler (dans un geste auto mutilateur).

A la relecture de ce passage, je suis prise d’un rire tout à la fois étonné et libérateur ! Je me sens soulagée de pouvoir me dégager de la surexcitation fantasmatique suscitée lors de ce premier atelier. Je saisis alors, comment dans un fantasme commun au groupe, je me retrouve mère toute-puissante, détentrice d’un phallus qu’il faut protéger de la convoitise d’un membre du groupe qui pourrait s’en emparer pour l’ingérer. Nous ne nous situons plus ici dans un registre œdipien, mais dans la confusion incestuelle ; on est plutôt du côté de l’émasculation-dévoration que de la castration (P.C. Racamier, 1989).

En effet, l’organisation groupale ici en jeu, tel qu’en témoigne mon contre-transfert, semble mobiliser des représentations très archaïques, celles que l’on peut trouver dans ce que R. Kaës a appelé le « protogroupe » (1972), qui conjoint un fantasme intra-utérin et une scène primitive des parents combinés : « ce protogroupe indifférencié et réversible est d’abord celui des enfants dans le ventre de la mère [...] C’est aussi celui des enfants qui composent ensemble une mère qu’ils contiennent. C’est à ce groupe-matrice originaire que les membres du groupe cherchent à revenir, dans la fusion nirvanique où s’accordent l’extrême jouissance et la mort » (1976, p. 135).

D’où le plaisir intense que nous éprouvons à jouer au cadavre exquis ! La production écrite illustre cette représentation protogroupale : la production de chacun devient la production de tous, aucune différenciation n’est plus possible, c’est la confusion qui règne, où plutôt la fusion. Par ailleurs, le printemps symbolise bien la naissance, le début, la vie... Et ces» délices de la vie » n’évoquent-ils pas le paradis maternel perdu ?

A propos du protogroupe, R. Kaës précise encore qu’il est « une horde composée fantasmatiquement de la mère (ou des parents combinés) et de ses enfants nés et/ou en gestation. La relation d’amour est susceptible de se transformer en relation de dévoration sous l’effet de la prévalence de l’envie et de la haine » (1976, pp. 135-136) Ainsi peut s’expliquer cette idée qui me vient qu’un détenu puisse ingérer les ciseaux-phallus !