3.1. Fantasme de toute-puissance et d’immortalité  : la grandiosité

3.1.1. Chez les détenus de la Maison d’Arrêt

Rappelons nous que Jean semble se vivre comme un miraculé. Il disait avoir eu beaucoup de chance d’avoir échappé aux bombardements de la ville de Saint-Etienne, puis à la guerre d’Algérie. Ne s’agit-il pas de risquer sa vie en jouant avec la mort pour tenter de se sentir tout-puissant ?

Nous avons vu que l’homme se présente comme un être d’exception ; d’emblée, il y a eu méprise sur l’identité de Jean que je crois être là pour co-animer l’atelier d’écriture avec moi. Tout en déniant la réalité de son délit, il se revendique comme le Bernard Tapie de la Talaudière ; il ira même jusqu’à se comparer indirectement au Général de Gaulle, m’expliquant que ce dernier n’a écrit qu’à partir de soixante ans, qu’il lui reste donc encore du temps devant lui.

Il se positionne toujours comme quelqu’un qui a fréquenté des personnalités connues, tant du monde politique que financier ou sportif ; à l’entendre il semblerait aussi qu’il ait exercé des activités multiples et prestigieuses.

Jean n’éprouve-t-il pas toujours le besoin d’entretenir chez l’autre et chez lui-même l’illusion qu’il se retrouve – tel que Ch. Aznavour – « en haut de l’affiche » ?

D’ailleurs, quand je l’interrogerai sur ses parents, il manifestera une certaine gêne, voire de la honte à avouer leur origine modeste ; il aura immédiatement besoin de compléter ces propos par un « je suis autodidacte » que j’entendrai comme « je me suis fait tout seul ».

Solam aussi se situe au-dessus des autres : « Je me considère pas comme les autres détenus… comme quelqu’un qui a envie de faire quelque chose, construire ma vie… Je n’ai pas envie de communiquer avec les gens de la prison… ils sont pas assez bien… je n’ai rien à apprendre d’eux ».

Quelques temps auparavant, il m’avait déjà expliqué qu’il estimait que les gens qui étaient en prison ne pensaient pas, que lui souhaitait plus « cultiver sa tête que son corps ». Il déplore la pauvreté des échanges avec les autres co-détenus dont il semble vouloir se protéger sous le prétexte qu’il n’a rien de commun avec eux : « c’est pas mon monde, ici… c’est pas mon monde ! », répète-t-il plusieurs fois tristement. A ce moment là, il semble totalement dénier qu’il en est à sa troisième récidive et qu’il a commis un crime qui va être jugé en Cour d’assises.

Cyril, lui, voudrait qu’on le considère comme un « cas particulier » ; c’est ce que ces propos laissent entendre, notamment quand il crie sa révolte contre la justice: « j’ai tout pour me réinsérer, j’ai quelqu’un qui veut me faire travailler, à l’extérieur j’ai une femme, des enfants…, mais je peux pas, je suis coincé… ici y a pas de cas particulier… ». Il me dit par ailleurs qu’il est « en guerre » contre la justice et aussi « en guerre » contre la mère de son fils ; j’entends qu’il est en en guerre contre le monde entier parce qu’il ne peut tolérer qu’on mette un frein à sa toute-puissance. Il évoquera lui-même cette toute-puissance, la situant dans son passé d’adolescent pour n’avoir pas à la reconnaître en lui dans le présent : « je faisais ce que je voulais… tout ce que je demandais, si y pouvait, il le faisait – Cyril fait ici allusion à son père. A 13 ans, je me suis acheté une mobylette, avec l’argent que j’économisais… à 14 ans, j’ai eu la moto… j’en faisais sans permis, sans assurance… mon père, ça le dépassait tout ça… et à 17 ans, ça été la voiture… je me sentais adulte… ça a continué… j’avais pas pris assez de gifles… j’ai été complètement immature jusqu’à 23 ans ».

Quant à Birak, quand il me confie un peu naïvement que lorsqu’il ne boit pas, il est un saint, ne peut-on pas entendre, en deçà de l’expression toute faite, qu’il se perçoit comme quelqu’un ayant une conduite de vie exceptionnelle, pour ne pas dire exemplaire.

Si la toute-puissance est manifeste chez la plupart des détenus rencontrés, le fantasme d’immortalité n’est présent sous une forme très nette que chez Jean qui pense avoir échappé par une chance exceptionnelle à de multiples catastrophes. On peut tout de même s’interroger sur les conduites à risques de Birak – alcoolisation et violence –, de Cyril – toxicomanie et passages à l’acte violents –, de Solam – agirs criminels – qui nous apparaissent comme autant de jeux dangereux liés au sentiment d’être immortel.

Nous songeons notamment à la formule que Solam emploiera pour parler de l’attaque à main armée du supermarché : « j’ai joué, j’ai perdu ! » Manifestement il joue avec sa vie, avec la vie des autres, comme si la mort n’avait aucun sens pour lui, comme si la mort ne pouvait pas l’atteindre.

Chez C. Lucas, nous retrouvons les différentes formes de toute-puissance ci-dessus évoquées, les bouffées alcooliques, les passages à l’acte violents et criminels, et ce dans sa vie réelle – l’homme a été condamné pour vols avec effraction, cambriolages à main armée, pour meurtre – comme dans son roman autobiographique Suerte que nous allons maintenant considérer.