3.3.2. Enfermement, écriture et expérience de procréation

3.3.2.1. L’écriture, une obscure activité d’alchimie

C’est chez Solam que je découvrirai cette fonction de l’écriture alors qu’il me sollicite sur un versant « d’expert es lettres » : « sincèrement, M’dame, qu’est-ce que vous en pensez, vous, de mon style, par rapport à ce que j’ai écris… vous pouvez me dire si c’est bien… si j’ai un bon style, non… ? Et c’est sur un registre anal qu’il me cite alors pêle-mêle métaphores, litotes, métonymies… ; c’est en tout cas ce que je ressentirai contre-transférentiellement, cette longue énumération m’évoquant de beaux pets bien sonores ! Il conclura lui-même sur ce registre : « j’essaye toujours d’en faire quand j’écris… ».

Dans ce contexte, l’écriture s’apparente bien à un procédé alchimique particulier permettant la transformation des excréments en or, comme nous avons déjà pu le noter à propos de l’écriture dans l’atelier à médiation.

Nous retrouvons un autre versant de cette dimension anale de l’écriture quand il compare courrier et écriture : « le courrier, c’est libre… alors que écrire, y a un thème imposé… c’est plus dur de se lancer… mais après je ne m’arrête plus ! ». Solam semble vouloir dire que s’il accepte de céder sur son besoin de maîtrise, s’il consent à répondre à l’attente de l’autre, ce qu’il risque, c’est le vidage, comme si alors toute maîtrise le lâchait et qu’il ne pouvait plus rien contrôler.

Nous avons pu montrer, auparavant, comment écrire, c’était risquer de se vider. Si le sujet est en proie à une telle crainte, on peut penser que c’est du fait de l’absence de consistance de son monde interne.

L‘écrivain posséderait la maîtrise de transmuer l’excrément en or (nouvelle version de la poule aux œufs d’or ou de l’âne aux écus d’or), alors que le simple écrivant qui s’essayerait à ce type de production risquerait bien d’y perdre tout son contenu, de se vider. Entre les deux, comme nous avons déjà pu le voir, se glisse la figure de « l’écrivain qui n’écrit plus » – en l’occurrence, il s’agit de moi, dans le transfert –, sujet châtré de sa baguette magique !

Solam associe d’ailleurs à partir de cette angoisse de vidage, sur la dangerosité de l’écriture : « écrire, c’est dangereux », illustrant ces propos au moyen du récit d’un film qui montre que l’écriture peut même conduire à une incarcération. Et il enchaîne : « y a des poètes qui ont fait de la prison à cause de leurs écrits… », m’expliquant en joignant le geste à la parole, que « quand ils se trouvent en prison… poésie, poésie, poésie… ! Ce que Solam suggère ici, c’est que l’enfermement génère un trop plein pulsionnel difficile à contenir et qu’il s’agit d’évacuer si l’on ne veut pas exploser. Autrement dit, l’enfermement ça fait produire ! Solam nous propose à son insu, une théorie cloacale de l’écriture, cette dernière relevant d’un processus selon lequel les mots – les siens, ceux de l’autre ? – rentreraient dans la bouche pour sortir par l’anus sous forme d’œuvre littéraire.

Ce fantasme rejoindrait la conception excrémentielle de la naissance, croyance infantile théorisée notamment par R. Kaës qui souligne que « ces investissements du son et du bruit concernent aussi la parole : être muet, c’est être impuissant ou mort, parler c’est produire la vie, donner le souffle et l’animation... » (1975, p. 66).

C’est là que nous voyons une fois de plus l’importance qu’il nous faut accorder au souffle comme support matériel de la parole ; chez Solam, la confusion bouche/anus, haut/bas nous semble révéler une image du corps bidimensionnelle et un rythme respiratoire perturbé : petit, il a souffert de mutisme électif ; en prison, il a peur de perdre les mots, entre nous, il craint les « blancs », silences qui sont autant d’abîmes menaçant de l’engloutir. Seul lui reste le cri. Silence et cri apparaissent ainsi comme les deux limites auquel se heurte le langage.

Quant à C. Lucas, ne dit-il pas dans Suerte, à travers le personnage de Lhorme qu’il « s’étronise » : « je me chie hors de moi, oui ! » ? (1995, p. 73) Et nous retrouvons encore l’investissement du son et du bruit qu’évoque R. Kaës, lié à l’écriture : le « rot d’auteur » (ibid., p. 225). « Ca ne m’empêche pas de faire un brouillon de ma vie. Avec des ratures, des pâtés, des bouses, beaucoup de bonne volonté, de désir de mieux faire, ponctuation et tout. Heurrghh. Là, çui-là m’a carrément échappé. Nouveau paragraphe, par conséquent. Comme quoi il ne faut jamais désespérer de la littérature » (ibid., p. 227).