3.3.1. Fantasme de toute-puissance et fonction de contenir

Nous avons montré que si le sujet se sentait soit enfermé à l’intérieur, soit enfermé à l’extérieur – dans une impasse ! – et qu’il étouffait, c’était du fait d’un défaut du travail de contenir. La partie du sujet qui se trouvait enfermée dans le claustrum se sentait prisonnière des limites, trop contenue et éprouvait des angoisses claustrophobiques. L’autre partie errant à l’extérieur, sans aucune limite, se trouvait menacée d’être happée par un vide terrifiant. Pas assez contenue, elle était la proie d’angoisses agoraphobiques.

La toute-puissance telle qu’elle est à l’œuvre dans l’écriture permettrait que s’exerce une fonction de contenir ou de « Moi-main » pour reprendre la terminologie de D. Anzieu. Nous avions en effet proposé que l’écriture représenterait pour le sujet une tentative de trouver des limites dans et hors desquelles il n’étoufferait pas, parce qu’il y serait tout à la fois suffisamment contenu mais pas trop.

C. Lucas, à propos de l’enfermement comme de l’écriture, évoquait un éprouvé de vertige ou encore l’angoisse de chute dans le vide. Mais à l’inverse il pouvait aussi exprimer la crainte d’être enfermé à l’intérieur de lui-même comme dans un labyrinthe.

Pourtant, et même s’il s’en défend tout un temps, C. Lucas reconnaît dans la postface de son roman que « l’écriture est le moyen pour un prisonnier au long cours d’éviter de sombrer dans l’univers carcéral » : « Imaginer cela : des milliers de pages à remplir jour après jour de mots – nulla dies sine linea ! – pour en conjurer la blancheur abyssale... Mais écrit-on pour combler le vide de l’être ? Et sur cette page blanche, qui du coup commence à ne plus l’être, j’écris ce matin que je me demande si j’écris pour combler le vide de l’être. Voilà. C’est déjà quelque chose. C’est un peu mieux que rien. Une sorte de soupir attestant que je suis vivant, que les mots battent sous la peau comme une pulsation à l’intérieur du corps. Mais alors plutôt que pour combler le vide de l’être (quel jargon !), ne noircirais-je pas la page carcérale tout simplement pour m’assurer que je suis vivant ? La journée serait ainsi ce miroir où « je » se réfléchit en mots afin de s’y lire comme une présence. Vacuité de la page blanche, blancheur de la journée carcérale : une même surface réfléchissante où, si je n’écris, je me dissous. Je de miroir. Je de mouroir. Ecrire je, noir sur blanc, pour ne pas s’interrompre. S’écrire bien noir sur chacun des trois mille, ses six mille vierges faire-part du livre du temps mort pour ne pas perdre le fil de soi. Oui, tissons, tissons, au fil des mots le fil de soi » (1995, p. 449).

L’écriture, manifestement, lui permet de ne pas s’abîmer dans le vide, elle lui fournit des limites tout en assurant une continuité d’être.Elle lui donne aussi la possibilité de « se réfléchir », c’est-à-dire de « mettre la main sur soi-même », de se tenir suffisamment pour pouvoir « se penser ». Alors que C. Lucas/Lhorme faisait état dans Suerte de la difficulté à se saisir de soi, dans le miroir.

Et quand,dans l’écriture,il se livre à un jeu de mise en abyme, ne tente-t-il pas de se protéger contre les risques d’une pensée qui choit ? Ainsi écrit-il par exemple : « Je regarde à présent la boule de papier à l’intérieur de laquelle est écrit : « Je regarde la page blanche. [...] Je viens d’écrire courageusement : « Je regarde la page blanche. Point final. J’ai mis une heure pour pondre ça. C’est écrit noir sur blanc, et maintenant le vent l’emporte, le béton l’engloutit » (1995, p. 84).

Il lui faut emboîter les pensées pour les faire tenir, c’est ce qui leur permettra d’être à leur tour porteuses. Porteuses de l’être qui sinon tombe, se liquéfie ou se voit happé par le vide.

Quant à Solam, souvenons nous combien les « blancs », les silences dans nos entretiens l’angoissaient ; c’est qu’ils menaçaient de le faire tomber. Il avait besoin de s’agripper à mes mots, à ma voix pour ne pas se sentir englouti par le vide. Rappelons aussi comment à ce propos il associait sur le roman La disparition de G. Perec, écrit qui l’avait beaucoup impressionné mais dont il avait oublié – acte manqué ? – le titre. Si l’écriture permet de rassembler les parties de soi, comment réunir en faisant disparaître, semblait s’interroger Solam, d’où son étonnement admiratif pour l’écrivain qui s’était risqué à cet exercice difficile. Plus tard, je relirai par hasard ces quelques mots de La disparition : « Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait pu, n’avait voulu voir. On avait disparu, ça avait disparu... Il y aura un trou qui s’agrandira pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc » (1969, p. 28). Ce qui me renverra en arrière, à Solam et au silence qui ouvre des blancs qui sont autant de « puits sans fond ».

A priori, nous l’avons vu, mon invitation à écrire dans les ateliers d’écriture, était vécue par Solam comme incitation à se vidanger ; en témoigne son texte sur le thème de la rue.