4.1.2. La scène de l’écriture, une nouvelle scène primitive  ?

Quand C. Lucas propose que l’écriture puisse être le moyen d’affecter du sens au réel « en terme de verticalité, c’est-à-dire de profondeur », n’évoque-t-il pas précisément cette fonction potentielle de l’écriture apte à apporter un support paternel liable au maternel, trame sur laquelle pourra venir se tisser une enveloppe de mots ?

Quand dans la postface de Suerte – passage déjà cité –, C. Lucas évoque les photos du trio de femmes – mère, tante, grand-mère – , il est pris dans une curieuse logique générationnelle : « Je pourrais dire en effet en présentant cette photo à qui voudrait savoir qui je suis : Voilà, c’est moi ; et ce café aussi, c’est encore moi… » ? Car le fond apparaît plus vrai que les figures qui y sont comme plaquées : « trio irréel », sans consistance, en qui l’auteur dit pourtant se reconnaître… Mais ne s’interroge-t-il pas plutôt sur ce qui pourrait le rapprocher de ces êtres à la fois si proches et si lointains ? Tellement lointains qu’il se retrouverait mieux dans le mot « Cidre » et les réclames Byrrh et Clacquesin, « tropismes de son caractère » (1995, p. 419)

La scène se déploie comme s’il était à la fois l’enfant de ce café, l’enfant de ces trois femmes, qu’il deviendrait ensuite le café lui-même, les réclames de ce café, le trio de femmes, le fantôme de tous ces fantômes : « En fait, c’est moi, lointain, disparu, qui sur cette photo, ai l’air de mon propre souvenir. »

Pas l’ombre d’un père ! Si, pourtant…, C. Lucas, interrompt un instant sa contemplation pour revenir à ses souvenirs, à ce lointain dimanche où sa grand-mère avait sorti l’album de famille pour le feuilleter avec l’enfant et s’était tout à coup effondrée devant les photos de sa fille et « entre les sanglots de son chagrin terrible » avait dit : « Ah ! ton père, mon pauvre Claude, ton maudit père !… » Et ce passage se termine par un « Je n’ai jamais posé de questions. »

C. Lucas revient ensuite aux trois photos, pour s’attarder un instant sur le portrait en médaillon de sa mère, celle dont il dit n’avoir connu que l’absence : « […] Elle pose sur l’objectif un regard pensif ou réfléchi, parfaitement dénué de coquetterie, une sorte de regard intérieur ; et c’est pourquoi, sans doute, elle me semble ainsi plus lointaine que proche, plus énigmatique que familière. Elle représente la part de mon propre mystère ». Comment savoir qui l’on est quand on ne sait presque rien de ses origines, de ses géniteurs ?

Comment s’extraire, se sortir de cette mère ? Mère fermée, parce qu’absente ? Et une fois sorti, ne faut-il pas revenir à l’intérieur pour pouvoir s’y faire renaître ?

Pour C. Couvreur, en effet : « Dans certains cas les schèmes minimaux organisateurs échouent à remplir leur fonction, et ne parviennent pas à produire un récit figuratif qui noue le passé, le présent et l’avenir sur « le cordeau du désir qui les traverse » (1991, p. 1093).