3.3. Fantasme de scène primitive et écriture.

L’écriture représenterait une autre scène primitive . La scène de l’écriture s’infiltrerait de la scène primitive – c’est la contrainte de répétition qui joue –, mais pourrait aussi se constituer comme une nouvelle scène primitive – fonction de re-présentation – où le sujet se ré-originerait.

Nous l’avons vu, c’est toute l’origine du sujet qui se voit interrogée à travers les trois fantasmes tels qu’ils sont apparus dans l’écriture.

Un des enjeux de l’écriture est de se réengendrer en retrouvant la mère première pour tenter de représenter enfin la part insaisissable de soi, les expériences non subjectivées tentant de se frayer un chemin dans l’écriture.

Un autre enjeu est de pouvoir se recréer dans et par l’écriture en liant ce retour mortifère vers l’origine à des représentations de toute-puissance et d’immortalité

Sur cette « nouvelle scène originaire » qu’il se donne, l’écrivain vient occuper successivement toutes les places à travers tous les personnages qu’il crée et qu’il peut faire mourir à sa convenance. Il fait vivre activement au lecteur ce qu’il a lui-même vécu passivement dans la relation à ses objets primaires. Ainsi se dédommage-t-il de son impuissance initiale et de sa honte. Ses personnages autant que ses lecteurs lui tiennent compagnie, aussi est-il moins seul. Scénariste principal, il se remet au monde, il se recrée ; quelque chose de la scène primitive initiale se trouve ainsi transformé : le « trouvé » peut se « créer », et le « créé » peut être « trouvé ».

C’est en ce sens que l’écriture pourrait représenter une autre scène primitive permettant de sortir de l’enfermement. Mais si la scène de l’écriture implique la scène primitive en réalisant un fantasme de complétude qui permet de triompher de la honte et de l’exclusion et de la solitude, la clinique nous montre que certains sujets ne parviennent pas à sortir d’une scène primitive étouffante…

Car l’écriture est une activité solitaire, et c’est pourquoi certains sujets la privilégieront par rapport à l’expression verbale : on écrit seul alors que la parole implique une relation intersubjective directe. Nous avons pu observer notamment comment se posait cette question de la différence entre parole et écriture au retour des camps de concentration, P. Levi et J. Semprun faisant chacun état d’une modalité privilégiée, le premier ayant plus besoin de raconter oralement, alors que le second s’acharnait en vain à vouloir écrire une expérience incommunicable par la parole. Paradoxalement, l’écrivain italien est parvenu à écrire presque immédiatement sur son vécu concentrationnaire, alors que J. Semprun a du attendre quinze années pour en témoigner. Est-ce parce que le premier a pu se libérer plus facilement d’un certain poids en parlant à ses proches ? C’est pourtant P. Levi qui s’est suicidé.

De plus, l’écriture est une activité solitaire dont le plaisir peut s’apparenter au plaisir éjaculatoire de la masturbation, source d’élation. Un extrait d’un article de T. Tremblais-Dupré a plus particulièrement attiré notre attention sur les similitudes entre ces deux plaisirs : « La découverte du plaisir éjaculatoire est fulgurante, plaisir d’organe qui produit une élation, un élargissement du Moi, l’impression d’une nouvelle naissance. Il entraîne une flambée d’auto-érotisme dans un retour narcissique vers l’objet prégénital retrouvé, plaisir d’un retour quasi utérin » (1993, p. 82).

Nous avons suffisamment insisté sur la présence dans notre clinique d’un fantasme de retour in utero lié à l’écriture et dont l’un des enjeux était de se faire renaître ; nous n’y reviendrons pas. Nous voulons insister sur le fait que dans les deux cas, la satisfaction fantasmatique est préférée à la satisfaction dans la réalité, trop tributaire de l’objet. C’est que l’écriture comme la masturbation permettrait « de lier l’excitation aux objets incestueux, en retrouvant la jouissance hallucinatoire des premiers temps de la vie, et les émois liés aux zones érogènes de la petite enfance : s’imaginer voir/être vu, scénarios sadomasochiques où l’image phallique de la mère se confond avec celle du père, où le sujet peut être tour à tour possédé, voire humilié, puis sadique et dominateur : dans cet espace-temps sans limite, les deux pôles de l’activité et de la passivité vont se donner libre cours » (Tremblais-Dupré, 1993, p. 82). L’auteur note à propos de cette jouissance narcissique – commune selon nous à l’adolescent et aux pathologies narcissiques identitaires – qu’elle peut se retourner en auto-érotisme régressif et mortifère ; elle cite alors S. Viderman qui écrit : « c’est l’extrême pointe du narcissisme qui boucle la boucle pour se confondre avec la destruction du sujet », et illustre « cette collusion d’Eros et Thanatos » par ces mots de l’écrivain G. Flaubert âgé de quinze ans : « Je suis né avec le désir de mourir » (ibid., p. 82).

Et c’est bien cette forme d’auto-érotisme « anti-objectal, mortifère », selon l’expression de T. Bokanowski (1993, p.56), que nous retrouvons à l’œuvre chez nos sujets, notamment chez J. Semprun lorsqu’il explique à propos de la période qui a suivi son retour du camp : « les deux choses dont j’avais pensé qu’elles me rattacheraient à la vie – l’écriture, le plaisir – m’en ont au contraire éloigné, m’ont sans cesse, jour après jour, renvoyé dans la mémoire de la mort, refoulé dans l’asphyxie de cette mémoire » (Semprun, 1994, p. 119-120). Et c’est encore lui qui écrit : « Je serai enfin revenu dans le sein maternel. Dans le giron maternel de ce lit conjugal et mortuaire où s’allongea jadis le corps sans vie de ma mère. Dans le sein maternel de la mort qui me poursuit desde que he nacido. Ou que je poursuis depuis que je suis né. Depuis le premier jour de ma vie » (Semprun, 1981, p. 580).

Autant d’expressions d’un auto-érotisme qui a échoué à être suffisamment structurant, liant pour le sujet, certainement parce que l’objet primaire, comme nous l’avons montré tout au long de notre travail a été défaillant, n’a pu être trouvé. Comme le souligne T. Bokanowski, « au plaisir du fonctionnement psychique se substitue, dès lors, une quête incessante d’excitation qui vient suppléer aux carences ou aux excès d’apport de l’objet. (1993, p. 56). C’est une explication – mais ce n’est pas la seule – pour comprendre la compulsion à écrire dans laquelle est prise le sujet et qui fera dire à J. Semprun que le récit à écrire est « un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l’infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement » (1994, pp. 23-24). A la fin de ce même roman, l’écrivain dit aimer l’idée qu’un livre « soit encore à écrire, que cette tâche soit infinie, cette parole inépuisable » (ibid., p. 285).

Et si nous poursuivons plus loin la comparaison entre écriture et masturbation nous pouvons nous poser la question de savoir si, en tant qu’activité solitaire, l’écriture ne va pas générer de la honte chez certains sujets écrivants comme c’est précisément le cas chez l’adolescent qui a honte de se masturber parce que « la masturbation lui est une preuve qu’il est seul et que la solitude qu’il prétend rechercher lui est toujours une blessure » (C. Janin, 2003, p. 1701). Il nous semble que oui, mais l’atteinte de l’estime de soi n’est altérée que dans un premier temps, car si l’écriture aboutit à une œuvre achevée, publiée, l’Idéal du Moi s’en trouve rehaussé dans un second temps.

Honte liée encore à une très grande solitude : en paraphrasant C. Janin, ne pourrait-on pas se demander si l’écriture n’est pas une preuve pour le sujet qu’il est seul et que la solitude qu’il prétend rechercher lui est toujours une blessure ? Nous avons montré, dans tous les cas étudiés, combien la relation aux autres était difficile, voire évitée ; que le sujet était peu ou prou enfermé en lui-même. Mais alors l’écriture n’aurait-elle pas pour fonction de lui tenir un peu compagnie ? Paradoxe de cette écriture qui rappelle au sujet qu’il est seul, mais le rend moins seul ! Thaumaturgie de l’écriture qui a le pouvoir de retourner la honte en triomphe ! Et n’est-ce pas précisément parce que l’écriture est une activité solitaire qu’elle assure le triomphe sur l’exclusion comme nous avons pu le montrer ?

L’écriture représente en outre un retour au langage vu qui pose la question de la différence entre expression verbale et écriture.

Comme l’a notamment rappelé R. Roussillon dans son article intitulé La matérialité du mot, « l’écriture engage un rapport à la matérialisation visuelle du mot » (1999l, p. 197) Et c’est précisément cette re-matérialisation du langage qui va apporter un surcroît de perceptions nécessaire aux sujets dont les capacités réflexives sont désorganisées. Car comme le note l’auteur à propos de ces configurations psychiques, « ils ont besoin d’appuis perceptifs pour remettre en jeu leurs capacités réflexives et leur travail de symbolisation primaire de ce qui est clivé » (1999d, p. 62).

J. Semprun en dit quelque chose quand à propos du tournage du film La guerre est finie d’A. Resnais, il évoque son propre personnage joué par Y. Montand : « il me permet de me regarder à travers lui » (L. Perrin et P. Rotman, 1996).

A partir d’exemples cliniques, R. Roussillon va montrer que « quand le miroir maternel primaire n’a pu remplir suffisamment bien son office d’être le reflet perceptible de cette réalité », le sujet qui a du mal à se sentir être doit pouvoir « se doter de représentant matérialisable » pour lui permettre « de se saisir comme réalité interne » (1999lp. 215).Comme dans le cas d’Atmos, commenté par l’auteur, il semblerait que pour nos sujets, le rapport à l’air – comme matière à mots – et l’écriture aient eu à remplir cette tâche de « matérialiser la représentation pour tenter d’en garantir la « réalité » vécue et ainsi assurer la survie psychique ». Ici encore nous retrouvons le lien entre les difficultés respiratoires que nous avons pu mettre en évidence, le rapport à la mère et l’écriture.

L’écriture, entre l’horizon de la langue et la verticalité du style. « Il se pourrait bien que le réel me paraisse d’une oppressante et insoutenable horizontalité, et que l’écriture – l’art en général – soit le moyen de lui affecter du sens en terme de verticalité, c’est-à-dire de profondeur », confie C. Lucas à Yvan Mécif (1998). Ces propos prennent tout leur sens si on les relie à la difficulté pour C. Lucas d’internaliser des « parents harmonieusement combinés » – au sens de S. Resnik. Il semblerait donc que l’écriture permette que s’articulent les polarités maternelle et paternelle dans la réalité interne psychique du sujet (Houzel, 1987, p. 67).

N’est-ce pas Romain Gary (Emile Ajar) qui explique dans son roman Pseudo : « si je suis dévoré par un tel besoin d’Auteur, c’est que je suis le fils d’un homme qui m’a laissé toute ma vie en état de manque » ?(1976, p. 30)