1. Sur la notion de vampirisme .

Pour P. Wilgowicz, « le mythe de vampire, « revenant en corps, ni-mort/ni-vivant et ses variantes littéraires et artistiques, se prêtent à éclairer des aspects cliniques et métapsychologiques en deçà des problématiques oedipiennes et narcissiques. Un vampirisme psychique décelable dans les pathologies narcissiques, borderlines ou psychosomatiques est tout particulièrement à l’oeuvre dans les pathologies du deuil et les pathologies post-traumatiques. Irreprésentable, ante et antinarcissique, le vampirisme associe une tendance à l’indistinction sujet/objet, un flou des limites temporo-spatiales, la circulation ombilicale d’un flux sanguin de l’un à l’autre des partenaires à l’intérieur d’une peau commune. Déniant origine, naissance et mortalité, mettant en tension infanticide et matricide/parricide, il enchaîne les générations dans le processus vampirique d’une « revenance » muette de la lignée antérieure, qui entrave la subjectivation. Un vampirisme de masse caractérise l’au-delà du malaise de nos civilisations » (Document internet, 2004a)

A la suite de cet auteur – qui retrouve « à un pôle de la chaîne vampirique les visions d’une démonologie ténébreuse terrifiante ; à l’autre celles d’un « univers supposé quiet, enclos dans une sphère, matrice de toutes les cloches de verre » –, nous avons pu mettre en évidence, par le biais du fantasme de retour in utero, deux versants antagonistes : l’un angoissant, l’autre rassurant. Mais dans notre travail, nous avons particulièrement insisté sur l’aspect étouffant du sein maternel, métaphorisant un étouffement primaire dans la relation à l’objet premier et conduisant le sujet à étouffer défensivement – par un mécanisme de neutralisation énergétique – son corps, sa psyché et sa vie.

Nous avons encore été particulièrement attentifs aux exemples cliniques et littéraires cités par P. Wilgowicz qui mettent l’accent sur la présence du thème de la blancheur associé à des formes circulaires : « une boule blanche envahissait l’espace, m’encerclait », « Je m’enfonçais dans un brouillard blanc aux limites imprécises, qui s’élevait dans la pièce et m’entourait », « C’était comme une tornade blanche », « J’étais dans une atmosphère cotonneuse, dans une sorte de cocon blanc », « Je restais fascinée par la blancheur transparente de ma mère », « J’ai rêvé que j’étais dans une cave blanche. Je craignais d’y étouffer »... « La tonalité blanche fait vibrer les arpèges de la Dame Blanche, comme les sons ouatés font scintiller la lumière, comme le corps-pensée confine à l’illimité », commente l’auteur (2000, p. 78).

Si l’auteur pointe l’émergence du phénomène d’ » inquiétante étrangeté » et insiste sur le fait que tous les sens sont sollicités dans ces évocations, elle omet de remarquer l’atmosphère particulière qui les enveloppe. Le terme atmos-phère étant à entendre ici dans son sens étymologique – du grec atmos, vapeur, et sphaira, sphère –, et on comprendra pourquoi, puisque c’est précisément par ce biais que nous avons envisagé notre propre clinique de l’enfermement-étouffement qui se trouve être dans un rapport de grande familiarité avec la clinique du vampirisme.

Donnons-en quelques exemples. Ainsi dans un passage de L’écriture ou la vie, déjà cité, concernant la remise du prix Formentor, J. Semprun se voit remettre un exemplaire du Grand voyage d’une « blancheur immaculée » ; les pages en sont « blanches, vierges de tout signe d’imprimerie ». S’y associe le souvenir du défilé traditionnel du 1er mai 1945, et d’une bourrasque de neige qui s’était abattue sur les drapeaux rouges : « la neige d’antan recouvrait les pages de mon livre, les ensevelissait dans un linceul cotonneux » (1994, p. 282). Evocation de la neige qui renvoie elle-même à la blancheur de la colombe, – « una paloma blanca como la nieve » – et ranime la figure maternelle – « jeune morte ». Nous pourrions trouver des exemples similaires dans toute l’œuvre de l’écrivain espagnol.

Dans la nouvelle Recuenco : la nourrice (1966f) de P. Levi, « la chose » apparaît à l’horizon comme « une petite bosse lumineuse, ronde et blanche » (ibid., p. 391) ; de plus prés, elle ressemble « à l’un de ces champignons ronds comme des boules qui se rencontrent au bord des sentiers et qui, si on les touche, tombent en morceaux et soufflent un peu de poussière brune ». Ses contours sont « estompés comme ceux des nuages » et elle paraît « bouillonner », changeant « continuellement de forme comme l’écume du lait quand il va déborder » (ibid., p. 392). Enfin, elle s’avère « énorme, à vous empêcher de respirer » (ibid., p. 393).

Chez F. Kafka, les mêmes thèmes se retrouvent à propos du chasseur Gracchus, mort-vivant parce que sa barque de mort s’est trompée de route : « J’ai couru, je suis tombé, j’ai perdu mon sang dans un ravin, je suis mort, et la barque devait m’emporter dans l’au-delà. [...] J’ai enfilé mon suaire comme une jeune fille passe sa robe de mariée. [...] Ma barque est sans gouvernail, elle marche avec le vent qui souffle dans les plus profondes régions de la mort » (1936e, pp. 125-131).

Dans La Recherche, nous choisirons l’exemple de la rencontre du narrateur avec la fille de Swann qui se fait par l’intermédiaire d’une dame blanche : « Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue... ». Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traverséeet qu’il isolait du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les être heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle... (1954a, pp. 141-142).

Ainsi, on peut le constater, la blancheur est toujours associée à une atmosphère particulière, « irisant la zone d’air pur », « bourrasque de neige », « vent qui souffle », « soufflent un peu de poussière », « comme l’écume du lait quand il va déborder » ; l’air n’est plus tout à fait pur, il est voilé, brouillé ; l’éprouvé d’étouffement n’est pas loin.

P. Wilgowicz s’approche d’ailleurs de cette idée d’étouffement à plusieurs reprises, notamment en étayant son travail sur de nombreux exemples littéraires où des personnages manquent de périr étouffés – comme dans la nouvelle d’E. Poe intitulée Les aventures d’Arthur Gordon Pym ouencore quand elle remarque l’atmosphère particulière, ouatée, cotonneuse ou remplie de vapeurs de souffre… qui caractérise le climat de la plupart des récits. L’auteur va même jusqu’à évoquer explicitement que le vampirisme empêche de « respirer à l’air libre » (2000, p. 275) que « Vampyr cherche à étouffer ou à assujettir le Moi à venir » (ibid., p. 282). A propos de R. Gary/ E. Ajar dont elle analyse une partie de l’œuvre sous l’angle du vampirisme, elle écrit encore : « branché l’un sur l’autre comme des vases communicants, l’un habitant le souffle de l’autre… » (ibid., p.132).

Pourtant, si elle ne s’arrête pas plus sur cette question de l’étouffement, c’est nous semble-t-il, parce qu’elle est partie du mythe du vampire dont la figure s’avère certes féconde – pour travailler la question du « sujet » non-mort/non-vivant, les liens que ce « sujet » entretient avec un objet indispensable à sa survie, le manque à être chez un sujet non subjectivé – mais cache par ailleurs tout un pan de la clinique que notre point de vue spécifique a permis de mettre en lumière.

Car c’est précisément l’éclairage qui n’est pas le même, P. Wilgowicz utilisant préférentiellement la métaphore du sang pour décrire cette transfusion de vie qui s’opère par le cordon ombilical, l’enfant restant soudé à sa mère, alors que nous avons choisi l’image de l’étouffement. Faut-il rappeler que tant que ce lien d’ombilic à ombilic n’est pas coupé, l’enfant ne respire pas ? Que ce n’est qu’après cette première section que l’air pénétrera dans les poumons du nourrisson occasionnant du même coup une douleur – mais aussi du plaisir  – qui lui fait pousser ses premiers cris ? Est-ce à dire que l’enfant qui reste prisonnier dans l’enceinte d’une mère hermétique, ou encore exilé hors d’une mère impénétrable – dans les deux cas fermée –, ne peut respirer suffisamment et manque d’étouffer à chaque instant ? Qu’il reste trop tributaire de l’air maternel ? Dans cette logique, la naissance représenterait plus la rupture de l’enveloppe placentaire que la coupure du cordon ombilical. Mais il nous faut maintenant aller plus loin ; l’hypothèse d’un stade du respir émise par J. L Tristani nous permettra de mieux appréhender cette métaphore de l’étouffement.