Nous avons déjà évoqué le travail de J. L. Tristani, qui notait que « le but de la pulsion respiratoire, c’est la satisfaction qu’entraîne l’absorption d’air ». Il insistait sur le fait que le respir possédait aussi un autre registre d’activités, allant des « cris du nourrisson jusqu’à la parole articulée » (1978, p. 54).
À partir de l’analyse des affections maniaco-dépressives et mélancoliques, cet auteur va jusqu’à postuler un mode d’identification respiratoire, plus archaïque que l’introjection cannibalique ou incorporation comme modèle de l’identification narcissique. S’étayant sur la théorisation de K. Abraham (« Un patient qui, déprimé, ne s’octroyait aucune capacité intellectuelle ni la moindre connaissance pratique se transforme en inventeur au début de son hypomanie réactionnelle. Ainsi le maniaque secoue la domination de son idéal du moi. Celui-ci n’a plus à l’égard du moi une attitude critique, il s’est dissous dans le moi. L’opposition entre le moi et l’idéal du moi est levée. En ce sens, Freud a pu concevoir l’humeur maniaque comme le triomphe sur l’objet jadis aimé, puis abandonné et introjecté. « L’ombre de l’objet » qui était tombée sur le moi s’en est retirée. Le sujet respire et s’adonne à une véritable orgie de liberté ».), J. L. Tristani commente : « l’objet oral de l’incorporation narcissique identificatoire étouffe pour ainsi dire le moi dépressif. Le passage à la phase maniaque pourrait alors s’interpréter comme l’abandon momentané de l’identification orale pour une identification narcissique respiratoire entraînant une reconquête fantasmatique de l’autonomie, ou encore une autre réalisation de la mise à mort de l’objet par appropriation de son souffle » 9 (ibid., p. 63).
Selon cette logique, et si nous nous permettons de faire un pas de plus, nos propres cas cliniques se situant bien dans une lignée mélancolique, la « problématique d’étouffement » ne témoignerait-elle pas d’une identification respiratoire à la « mère morte » dont il faut pouvoir retenir en soi le souffle ? Au risque d’y étouffer ?
Mais ne pourrait-il pas s’agir aussi d’un investissement auto-érotique de son propre souffle quand la séparation d’avec la mère a été trop précoce ? Ou encore comme le propose D. Anzieu (1985) à propos de l’asthme – nous l’avons déjà cité sur ce point –, d’ » une tentative pour sentir par le dedans l’enveloppe constitutive du Moi corporel : le malade se gonfle d’air jusqu’à éprouver du dessous les frontières de son corps et s’assurer des limites élargies de son Soi ; pour préserver cette sensation d’un Soi-sac gonflé, il reste en apnée, au risque de bloquer le rythme de l’échange respiratoire avec le milieu et d’étouffer » (p. 268)?
Il nous semble que ces différentes propositions ne s’excluent pas, mais s’intriquent selon un réseau complexe qui s’originerait dans une enveloppe archaïque sonore et olfactive. D. Anzieu propose lui-même d’ajouter à la topique freudienne – Ca, Moi, Moi-idéal, Surmoi – une « topique plus archaïque peut-être originaire, avec le sentiment d’existence du Soi : Soi qui correspond à l’enveloppe sonore et olfactive, Soi autour duquel un Moi se différencie à partir de l’expérience tactile, Soi à l’extérieur duquel sont projetées les stimulations aussi bien endogènes qu’exogènes (1985, pp. 120-121).
Pour que le lecteur puisse suivre plus aisément notre cheminement de pensée, il nous faut reconsidérer le mythe grec de Marsyas, dont il nous semble possible de faire une autre lecture à partir du souffle. C’est en effet la deuxième partie du mythe, au moment où il est question de l’écorchage de la peau, qui va permettre à D. Anzieu de construire sa théorisation du Moi-peau ; nous nous intéresserons plutôt à la première partie concernant l’instrument à vent et donc le souffle, sans pour autant perdre le lien avec la peau puisque ce que nous souhaitons dégager au point où nous en arrivons, c’est précisément l’existence d’une enveloppe respiratoire.
C’est nous qui soulignons.