Conclusion

Il nous faut mettre un point final à ce parcours de recherche. Animam edere. Non pour rendre le dernier souffle, néanmoins pour reprendre sa respiration. « Blanc du silence » que chante Paul Claudel, « Blanc poétique, nécessité respiratoire et émotionnelle », blanc, pour « aérer le vers qui sent le renfermé ».

L’objectif de ce travail était de comprendre à partir d’un corpus essentiellement littéraire, la relation existant entre l’écriture et diverses formes d’enfermement – volontaire, concentrationnaire, carcéral. Plus précisément, nous souhaitions interroger le vécu de déshumanisation commun à certains écrivains et écrivants.

Nous avons dans un premier temps pu mettre à l’épreuve notre première hypothèse selon laquelle ce n’était pas exclusivement l’univers propre à l’enfermement – volontaire ou subi – qui déshumanisait ; cet enfermement finalement second réactivait les traces d’un vécu primaire d’enfermement , d’étouffement et de non accès à une subjectivité humanisante.

La clinique de l’auto-enfermement – s’étayant sur l’œuvre de M. Proust et de F. Kafka, et sur des données biographiques – a en effet mis en évidence l’existence d’un traumatisme primaire dans la relation à l’objet maternel et à son environnement, étouffement premier contraignant le sujet à se cliver d’une partie de sa subjectivité pour assurer sa survie psychique.

Ainsi, c’est parce qu’ils ne se sentaient pas tout à fait humains – mais plutôt « mort-vivants » que les écrivains M. Proust et F. Kafka avaient éprouvé la nécessité d’étouffer leur vie derrière les murs de l’enfermement pour fuir les investissements d’objets et les relations avec le monde extérieur.

L’auto-enfermement constituait une stratégie d’appoint à côté d’une solution somatique qui lui préexistait. Cette solution anti-traumatique – s’apparentant à un repli autistique – coexistait avec une défense par somatisation, asthme pour le premier, tuberculose pour le second, deux affections respiratoires qui allaient les conduire à la mort.

Il s’agissait ensuite de considérer si notre hypothèse première pouvait se vérifier auprès de sujets ayant non pas recherché mais subi un enfermement, et à propos desquels il semblait difficile d’imaginer que l’enfermement soit défensif. Pour ce faire, nous avons d’une part investigué l’oeuvre et la biographie des anciens déportés J. Semprun et P. Levi – c’est la clinique de l’enfermement concentrationnaire –, d’autre part, travaillé à partir du roman autobiographique Suerte de C. Lucas, et du matériel recueilli auprès d’une population de détenus en Maison d’Arrêt – c’est la clinique de l’enfermement carcéral .

Contre toute attente, nous avons pu constater que les sujets déportés aussi bien que les sujets détenus, avaient aménagés pour se défendre contre la réalité plus ou moins mortifère de leur réclusion, un auto-enfermement dans l’enfermement subi. Ce repli défensif les apparentait beaucoup aux sujets de la clinique de l’auto-enfermement et nous amenait à découvrir que cet auto-enfermement avait une fonction défensive contre un traumatisme primaire.

Il s’est donc avéré que dans tous les cas l’auto-enfermement représentait une défense, un type de liaison primaire non symbolique, plus précisément un mécanisme de neutralisation énergétique pour lutter contre le retour d’un état traumatique antérieur clivé de la psyché. Si le sujet ne se sentait plus tout à fait humain, c’est parce qu’il n’avait pas pu accéder à une subjectivation suffisante du fait d’un étouffement primaire dans la relation à l’objet maternel.

Tant pour les déportés que pour les détenus, l’enfermement subi venant annihiler le système de défense – système en étayages sociaux pour la clinique concentrationnaire, du côté de l’anti-socialité pour la clinique carcérale – organisé pour lutter contre un traumatisme primaire clivé, le sujet était confronté à la menace d’un retour catastrophique de ses expériences traumatiques antérieures clivées de la psyché.

Pour J. Semprun et P. Levi, c’est l’engagement politique et la militance qui jouaient comme défense alors que pour C.Lucas et les détenus, les conduites anti-sociales avaient cette même fonction ; une fois incarcérés, ces sujets se voyaient contraints de remettre en place de nouvelles stratégies défensives.

L’auto-enfermement relevait dans ces conditions d’une véritable stratégie d’enfermement : d’une part, le sujet s’enfermait volontairement pour pouvoir maîtriser l’expérience traumatique clivée qui tentait de faire retour, d’autre part, le sujet enfermait l’autre, il allait faire vivre à l’autre activement l’enfermement qu’il avait lui-même vécu en position passive. Ce n’était donc plus le sujet qui était enfermé, emmuré, mais l’objet. En assurant son emprise sur l’autre, le sujet se dédommageait de son impuissance initiale et tentait de réamorcer une rencontre avec un autre qui puisse le faire se rencontrer lui-même. Enfermer l’autre représentera d’ailleurs un des enjeux essentiels de l’écriture qui s’exercera par le biais du fantasme de toute-puissance. Ce processus de retournement s’est avéré assez efficace pour des auteurs comme M. Proust et J. Semprun, beaucoup moins dans le cas de F. Kafka et P. Levi, ce dernier semblant même être resté enfermé dans le camp d’Auschwitz.

Concernant cette première hypothèse, il nous faut nuancer notre propos ; nous ne pouvons affirmer en toute certitude que J. Semprun et P. Levi ont connu un enfermement primaire dans la relation à l’objet maternel et à son environnement, même si un faisceau d’indices cliniques nous semble aller dans ce sens. Dans tous les cas, le matériel étudié présente néanmoins l’intérêt de confirmer les similitudes existant entre les victimes de l’Holocauste, les enfants autistes et les nourrissons qui ont vécu des traumatismes impensables, non symbolisables, « situations extrêmes » comme l’avait déjà noté B. Bettelheim et à sa suite différents auteurs comme D. Rosenfeld (1986), Y. Gampel (1988), F. Tustin (1990).

Notre deuxième hypothèse proposait que l’état traumatique primaire et le clivage qui lui était consécutif généreraient un fantasme de retour in utero , un fantasme de toute-puissance et d’immortalité ainsi qu’un fantasme de scène primitive , chacun selon une forme très spécifique.

Nous avons tenté d’analyser et de comprendre les enjeux de tels fantasmes. Selon nous, les deux premiers fantasmes participaient du mode de fonctionnement post-traumatique courant dans ces conjonctures psychiques, alors que le troisième fantasme tel qu’il était organisé témoignait précisément du traumatisme primaire.

Le fantasme de retour dans le sein maternel représentait, dans une fonction défensive, tout à la fois un désir de retrouver l’unité narcissique primaire et de s’extraire de la confusion menaçante d’avec une imago maternelle étouffante. Dans une fonction représentative, il était l’occasion de retourner vers l’origine pour tenter de renaître de dépasser le clivage, de se réunifier.

Le fantasme de toute-puissance et d’immortalité permettait de lier ce retour mortifère vers l’origine, vécue comme une expérience primaire de radicale impuissance, à des représentations de toute-puissance et d’immortalité.

Le fantasme de scène primitive échouant à s’organiser comme un fantasme, révélait une scène originaire mortifère, dans laquelle origine et mort se trouvaient confondues. En ce sens, l’enfermement représentait une figure de l’intransformable de la scène primitive.

Si le sujet éprouvait le sentiment d’être dans une impasse, c’est-à-dire enfermé, étouffant à l’intérieur d’une mère sans issue comme à l’extérieur d’une mère close, impénétrable, c’est que contraint de sacrifier une part de lui-même, il n’avait pas pu naître à sa vie psychique : une partie était restée enfermée à l’intérieur du giron maternel alors que l’autre errait à l’extérieur. Projeté dans un hors temps, confronté à une impuissance totale, il n’avait aucune prise sur ce monde environnant, cet espace sans profondeur où le dedans et le dehors se confondaient.

Pour cet exilé perpétuel, ce rejeté de l’humanité, l’une des issues consistait à retourner vers l’origine pour tenter de renaître, de dépasser le clivage, de se réunifier – fantasme de retour in utero.

L’autre issue possible était de lier le retour mortifère vers l’origine vécue comme une expérience primaire de radicale impuissance, à des représentations de toute-puissance et d’immortalité. « Déjà mort », le sujet voulait se croire immortel, tout-puissant.

Enfin, selon notre troisième hypothèse, l’écriture constituait une solution alternative à ces modes habituels d’organisation narcissique dans la mesure où elle était porteuse de l’espoir de travailler dans l’œuvre, les correspondances entre l’expérience tardive d’enfermement et les expériences plus précoces, et tenter de dépasser l’intransformable de la scène primitive.

L’écriture signait les retrouvailles avec la mère première : écrire permettait de retourner dans le sein maternel pour revivre ce qui avait échoué à se jouer dans la relation à l’objet primaire et tenter de représenter enfin la part insaisissable de soi.

L’écriture conférait au sujet l’omnipotence là où dans les expériences historiques traumatiques, il avait été confronté à une situation de détresse et d’impuissance. D’une part, ce qui revenait de l’expérience agonistique – le retour du clivé-, le sujet tentait de la maîtriser par le biais de l’écriture ; d’autre part, ce que le sujet avait vécu passivement dans sa relation à l’objet maternel, il le faisait vivre activement à son lecteur.

L’écriture représentait une autre scène primitive : la scène de l’écriture s’infiltrait de la scène primitive – c’est la contrainte de répétition qui jouait –, mais pouvait aussi se constituer comme une nouvelle scène primitive – fonction de re-présentation – où le sujet se ré-originait avec l’espoir de retrouver figure humaine.

Ce travail a permis de mettre en évidence que certains sujets étaient capables de construire un véritable dispositif symbolisant. Ils mettaient en place l’ensemble des conditions nécessaires leur permettant de réactualiser dans un transfert sur l’écriture – et par conséquent sur les lecteurs internes et externes – des expériences psychiques restées en souffrance de symbolisation. C’est le cas pour tous les écrivains de notre recherche, quelque soit le type d’enfermement ; M. Proust, F. Kafka, J. Semprun, P. Levi et C. Lucas. Notons que dans de dernier cas, l’enfermement n’empêche pas l’installation du dispositif ; il semble même le favoriser. Ce dernier point vient confirmer tout l’intérêt de proposer des ateliers d’écriture en milieu carcéral, certains sujets pouvant se saisir avec profit, dans ce contexte, d’un dispositif symbolisant qu’ils ne parviennent pas si facilement à « bricoler » eux-mêmes.

Bien entendu, il ne suffit pas de mettre en place un tel dispositif pour que certains processus de transformation – plus ou moins thérapeutiques – aient lieu ; encore faut-il, comme nous avons tenté de le montrer, qu’un travail de reprise de l’expérience première puisse s’effectuer dans et par l’écriture.

Si en apparence M. Proust semble avoir « retrouvé le temps perdu », sa reconquête n’est selon nous que très partielle ; il n’est pas parvenu à accèder à un temps historique ; tout au moins a-t-il pu par le moyen de l’écriture, et de la défense par identification projective – ou retournement actif/passif – qui s’y joue, avoir une certaine emprise sur l’expérience agonistique première et contenir ainsi ce qui n’était pas contenable.

Cette naissance de la pensée, l’écriture l’a certes favorisée, chez F. Kafka, en lui permettant de contrôler ses échanges avec le monde extérieur ; mais malgé cet effort pour maîtriser un environnement et des objets persécuteurs, il n’a pu accéder de manière stable à une organisation quadridimensionnelle.

Pour P. Levi, l’écriture revêt encore essentiellement une fonction de contenance de la pensée. La fonction d’externalisation semble avoir été assurée par le langage oral plutôt qu’écrit, l’écrivain craignant de « polluer » ses lecteurs ; se sont ses proches qui semblent avoir été dépositaires de sa psyché et de sa mémoire en souffrance. On peut imaginer que ces derniers aient échoué à contenir suffisamment les projections de l’écrivain, répétant la faillite de l’environnement premier.

Chez J. Semprun, la défense par retournement joue un rôle essentiel, le sujet va dans un premier temps externaliser hors de sa psyché certains contenus pour s’en débarasser, il va faire vivre à ses lecteurs en position active ce qu’il a lui même vécu en position passive. Dans un deuxième temps, il s’efforce de resaisir et de réorganiser ce qu’il avait projeté à l’extérieur.

C’est à peu près le même mécanisme qui nous retrouvons agissant dans l’écriture de C. Lucas ; mais le désespoir profond que nous pouvons lire dans son roman dit encore l’importance de la tâche à venir.

Car si cette appropriation subjective est rendue possible par l’écriture, elle ne réussit pas automatiquement. Et n’est-ce pas parce qu’elle a lieu en position maitrisée, qu’elle ne peut pas toujours se réfléchir suffisamment ? C’est un travail qui peut s’avérer sans fin et l’écriture sans cesse à recommencer. Cela même si le retour au langage vu que représente l’écriture favorise cette reprise en tant qu’elle apporte un appui perceptif qui participe de la fonction réflexive nécessaire au travail de symbolisation. De même en ce qui concerne l’accueil de l’oeuvre par le public qui joue aussi un rôle de miroir pour l’écrivain.

Quant aux sujets que nous avons rencontré à la M.A. de la Talaudière, s’il est apparu que la dimension imaginaire de l’écrit faisait souvent défaut, l’écriture n’en revêtait pas moins certaines fonctions essentielles pour le sujet : en témoigne notamment cette séance d’atelier où Solam rend hommage à la muraille, en chantant les mots d’un autre qu’il s’est appropriés. Lui qui se plaignait sans cesse de « perdre les mots » semble les avoir un instant retrouvés, protégé par les murs – de la prison et de sa forteresse – et soutenu par l’enveloppe sonore.

Compte tenu des éléments que nous avons pu mettre à jour, nous n’avons aucun doute sur la pertinence d’une pratique des ateliers d’écriture auprès de ce public, qui outre la médiation qu’ils proposent, suscitent un dispositif de jeu et de soin psychique. Mais il s’agit là d’un travail qui doit se penser sur plusieurs mois, voire des années pour tenir compte du temps psychique.

Cette nécéssité de faire avec le temps psychique vaut aussi pour moi, et c’est peut-être le moment d’en dire quelque chose, car si en tant que chercheur j’avais initialement projeté de terminer cette thèse dans le délai raisonnable de trois ans, c’est en tant que sujet que je me suis trouvée enfermée dans mon objet de recherche.

« Entrer dans une oeuvre, c’est changer d’univers, c’est ouvrir un horizon... » écrit J. Rousset, mais c’est aussi « une mise en question de notre mode d’existence et un déplacement de toutes nos perspectives... »(1986).

En effet, si toute création véritable engendre une forme de désordre et par là-même d’autres retrouvailles avec soi-même, la rencontre avec ces sujets écrivains et écrivants, la confrontation à leur vécu douloureux, à leur souffrance inimaginable, à leurs éprouvés extrêmes dans un temps qui n’en finit plus, m’ a fait vivre des émotions violentes.

Je me suis sentie par moment submergée par la quantité de documents qui s’est imposée à moi et prise par une fièvre à penser pour me défendre contre l’attaque des liens que n’a pas manqué de générer ce matériel parfois très mortifère. Si l’écriture a permis de mettre à distance ce vécu de déliaison, si le temps a permis une certaine élaboration psychique, l’écrit en porte encore la trace dans sa structure quelque peu circulaire et répétitive.

Et c’est aussi parce que le temps a passé qu’il m’a fallu laisser de côté certains thèmes qui avaient émergé au fil de cette recherche, comme celui de la mémoire, du masochisme ; celui de la honte aussi que nous avons commencé à travailler sans en tirer toutes les conséquences pour notre sujet.

Par ailleurs, si j’ai fait une large place à la mère, la question du père aurait mérité à elle seule tout un développement.

Je souhaiterais pourtant prendre le temps de revenir sur la métaphore de l’étouffement que j’ai commencé à filer dès le début de cette recherche pour ouvrir mon questionnement sur d’autres formes de création. En effet, quid de la peinture, de la sculpture, de la musique... voire même encore de l’art cinématographique dans ce rapport à l’enfermement et à l’étouffement, tel que nous l’avons envisagé dans ce travail ?

Je pense au peintre Zoran Music, rescapé de Dachau, qui a peint l’indescriptible dans Nous ne sommes pas les derniers (1971) à l’artiste Christo Jaracheff qui avant d’emballer avec son épouse Jeanne-Claude des paysages et monuments, enfermait des modèles vivants dans de la toile ou du plastique, au cinéaste Peter Greenaway qui a mis en mots et en images « 26 faits sur la chair et sur l’encre » dans The Pillow Book où le corps se fait papier, mais encore plus à Glenn Gould, ce pianiste reputé notamment pour son interprétation des variations Goldberg de Bach, fascinante et virtuose.

Cette métaphore de l’étouffement m’avait conduit, dans une réflexion en après-coup, à proposer la notion d’enveloppe respiratoire qui engloberait l’enveloppe sonore, l’enveloppe tactile et l’enveloppe olfactive, mettant l’accent sur l’air et le souffle qui concerne les unes et les autres mais aussi l’écriture, souffle rendu visible sur la feuille blanche. En proposant une relecture du mythe de Marsyas à partir du souffle, j’avais déjà mis en lien inspiration littéraire et inspiration musicale.

De Glenn Gould, on connaît presque autant que ses talents musicaux, ses phobies, son hypocondrie, son horreur du contact physique. De celui dont certaines mauvaises langues disaient qu’il jouait avec son nez – du fait de son étrange posture au piano –, on sait encore qu’il souffrait d’infections des voies respiratoires, que sa crainte principale était de souffrir du froid, que même en plein été, il ne quittait pas son manteau et son écharpe. A Salzbourg, le pianiste ira jusqu’à s’interrompre en plein concert pour se plaindre d’un courant d’air, ne reprenant son jeu que lorsque une porte restée ouverte en haut sur le balcon aura été fermée.

Son expérience de « Mozart au travers d’un aspirateur » que le pianiste rapporte comme fondamentale me paraît être tout particulièrement illustrative de son rapport à l’air. Alors qu’il répétait au piano chez ses parents, la femme de ménage était venue passer l’aspirateur ; c’est à ce moment qu’un déclic avait eu lieu. Glenn Gould explique que cet écran sonore masquant la musique lui avait permis de concevoir intellectuellement la fugue, puis de se représenter tactilement ce qui était écrit sur la partition, sans plus devoir passer par le son, par l’image sonore ; plus besoin n’était de prendre ce détour : il avait trouvé le racourci pour aller au coeur des choses (1983).

Dans un article intitulé avec humour Glenn Gould interviewe Glenn Gould au sujet de Glenn Gould, le musicien dit avoir souvent pensé qu’il aimerait s’essayer à être détenu dans une prison. Il explique : « je n’ai jamais vraiment compris l’obsession pour la liberté qui prévaut dans le monde occidental. Autant que je puisse en juger, la liberté de mouvement se réduit le plus souvent à la mobilité ; la liberté d’expression n’est la plupart du temps qu’une forme socialement acceptée d’agression verbale. L’incarcération serait donc un test idéal à quoi mesurer notre vraie mobilité intérieure, notre vraie force spirituelle. Elle nous ouvrirait une option véritablement créative et humaine »(1974, p. 44).

Et d’ajouter sous forme de boutade : « Ma cellule devrait être peinte en gris...[...] Et bien entendu il me faudrait avoir la maîtrise du système de chauffage et de conditionnement de l’air. Les orifices de ventilation par le plafond seraient hors de question – comme je l’ai indiqué, je suis sujet aux bronchites – et si un système de ventilation incontrôlable individuellement était utilisé, le régulateur d’humidité devrait... » (ibid., p. 45).

Cette préoccupation obsessionnelle pour les courants d’air que l’on retrouve plus souvent chez les divas du bel canto que chez les musiciens pourrait peut-être s’expliquer dans le cas de G.Gould : en effet, il lui fallait s’accompagner de la voix – sa mère qui a été son premier professeur de piano était chanteuse – pour pouvoir jouer. Comme ce n’était pas toujours du goût du public et des techniciens du son, il se présenta un jour dans un studio d’enregistrement, le visage protégé par un masque à gaz ; par ce moyen, il espérait étouffer le chant qui sortait de lui et qu’il ne pouvait pas réprimer. Mais ne dit-il pas encore ainsi que l’environnement et l’air ambiant lui sont toxiques ?

De ce rapport particulier à l’air et au souffle, il nous reste une trace vivante dans toutes les oeuvres enregistrées de Glenn Gould ; point n’est besoin de tendre l’oreille pour entendre le murmure caractéristique qui double l’interpétation pianistique et qui s’apparente plus au râle qu’au chant – présence fantômatique de la mère ? – même si l’on peut imaginer qu’il a pour fonction de l’envelopper et de le soutenir. Cet air qui lui manque, qui lui a manqué, il semble le retrouver dans le tempo caractéristique de ses interprétations, comme pour nous dire : avant les mots, il y avait le rythme. Rythme de la respiration mais aussi rythme très particulier qu’a su insuffler Gould à l’écriture contrapunctique, où les voix questionnent et se répondent sans jamais se toucher en un dialogue horizontal ininterrompu qui les retire du monde et les transcende dans une communion absolue et éternelle.

‘ Au commencement, je n’y pensais guère. Une année passa, dix ans passèrent, et pas une fois je ne considérai comme étrange ni même comme vaguement inhabituel le fait de travailler sur une machine manuelle. La seule alternative était une machine électrique, mais je n’aimais pas le bruit que font ces engins : l’incessant ronron du moteur, les vrombissements et cliquetis des pièces desserrées, le pouls agité du courant alternatif vibrant sous mes doigts. Je préférais le calme de mon Olympia. Elle était agréable au toucher, elle fonctionnait sans histoire, je pouvais compter sur elle. Et quand je ne tapais pas sur son clavier, elle était silencieuse. ’ ‘Je n’ai jamais eu l’intention de transformer ma machine à écrire en figure héroïque. Ça c’est l’œuvre de Sam Messer, un homme qui est un beau jour entré dans ma maison et s’est épris d’une mécanique. On ne peut expliquer les passions d’artistes. Il y a plusieurs années, maintenant que dure cette liaison et je soupçonne que, dès le début, les sentiments ont été réciproques.’ ‘Paul Auster’ ‘Cri n°46.’ ‘ Un questionneur –Qu’est-ce que vous faites ? ’ ‘ L’écrivain –J’écris. ’ ‘Le questionneur –Pourquoi ?’ ‘ L’écrivain –J’entends des cris. ’ ‘Le questionneur –Combien ? ’ ‘ L’écrivain –J’entends des cris partout. Beaucoup. ’ ‘ Le questionneur –Combien de cris sont criés loin et comment les compter ? ’ ‘ L’écrivain –Il y a des cris petits mais aucun de ces cris ne se compte par paquet. ’ ‘ Le questionneur –Qu’en faire ? ’ ‘ L’écrivain –Il y en a de cachés. Trop petits. Inaudibles ou qu’on entend à peine. ’ ‘ Le questionneur –A peine arrivé ici j’ai cru en entendre un comme vous le décrivez. ’ ‘ L’écrivain –Cru. A peine sortis rentrés je vous dis. Si rabougris. Pas nés. ’ ‘Le questionneur –Grotesques ?’ ‘ L’écrivain –Anémiés je vous dis voilà mon idée. ’ ‘ Le questionneur –Ou des peut-être qui ne sortent pas ? ’ ‘ L’écrivain –A peine sortis, ratés. Ratés, il y en a plein. ’ ‘Le questionneur –Et puis ? ’ ‘ L’écrivain –On marche dessus, on les étouffe. ’ ‘ Le questionneur –Et les autres ? ’ ‘ L’écrivain –Trop faibles vous comprenez, on marche dessus, à l’aller au retour, ils s’écrasent. ’ ‘ Le questionneur –Et les autres ? ’ ‘ L’écrivain –Ils épuisent la bouche, mais ceux-là, rien. Rien dans l’air. Coincés à l’intérieur. ’ ‘Le questionneur –Pourquoi ? ’ ‘ L’écrivain – Tout simplement coincés à l’intérieur. Sans jamais sortir. Un enfer je vous dis. Ceux-là sont les pires. ’ ‘ Le questionneur –On ne les écrit pas ? ’ ‘ L’écrivain –Ce sont les pires. Je ne peux rien ajouter. ’ ‘ Le questionneur –On n’y peut rien on ne les entend pas on n’y peut rien. ’ ‘ L’écrivain –Ils sont là.’ ‘ Le questionneur –J’ai entendu des cris quand j’ai ouvert votre livre. ’ ‘ L’écrivain –C’est fait pour ça. ’ ‘ Le questionneur –J’entends des cris maintenant et ça m’empêche de dormir. Les gens qui lisent votre livre manquent de sommeil. ’ ‘ L’écrivain –Je n’y suis pour rien si vous êtes de composition fragile. Ne lisez pas !’ ‘ Les cris, Christina Mirjol ’