1.1.1. Premier entretien avec Jean.

Après avoir explicité à Jean l’objectif de ces entretiens, je lui remets le livret qui contient tous les textes écrits lors des ateliers d’écriture. Sans y jeter un regard, il me remercie poliment avant d’enchaîner : «  l’écriture, ça a l’avantage de sortir de cet univers… la vérité ici ça n’existe pas… ici, on ne peut pas vivre comme un être humain… on masque… je pense que tous les prisonniers sont obligés de masquer ».

Il me parle ensuite de politique, faisant allusion à quelques célèbres scandales financiers qu’il souligne d’un point de vue personnel, mentionnant quelques noms plus ou moins connus… pour me citer enfin un ouvrage intitulé Mitterrand et les quarante voleurs, qu’il m’invite à consulter à une page précise, ce qui me permettra, dit-il, de » connaître exactement le nom de la personne en cause ». Il répète le numéro précis des pages que je dois lire et conclut : « les uns payent pour les autres… il ne peut donc pas y avoir de vérité… c’est pour ça qu’on doit être autre chose que ce que l’on est ».

Après quelques autres envolées sur la conjoncture politique, il me confie encore : « La vie est bizarre ! », à la suite de quoi il m’avoue suivre tous les dimanches le service religieux. Il a toujours été chrétien pratiquant, « croyant d’Abraham, car peu importe la religion, chrétienne, juive ou musulmane, je crois en Dieu avant tout ».

Puis avec un sourire malicieux, il enchaîne : « qui c’est le prisonnier, vous ou moi ? Il me demande si je suis chrétienne et comme je me contente de lui répondre par un sourire, il s’interroge sur les raisons qui peuvent m’amener à conduire une recherche en milieu carcéral et tandis que je refuse de répondre à des questions plus personnelles, sans se décourager pour autant, il se lance dans une série de supputations au sujet de ma personnalité et de mes motivations profondes. Il m’attribue un désintéressement pour les honneurs professionnels et profits égoïstement personnels, me pare des vertus les plus hautes… : « c’est important pour tous, un sourire, une présence féminine… vous semblez simple… vous n’avez pas l’air d’avoir la folie des grandeurs, vous paraissez vous intéresser vraiment à nous… ». Il va jusqu’à me dire que je suis une sœur Térésa.

Un peu gênée, un peu flattée, touchée certainement, j’ai finalement envie de rire, tellement cette comparaison par son incongruité me surprend. Comme Jean insiste pour savoir si ses intuitions sont justes et que je m’esquive un peu maladroitement : « ne faut-il pas faire confiance à ses intuitions ? », il lâche : « réponse à la Georges Marchais ».

Comme je l’invite à revenir au thème de l’écriture, Jean après avoir évoqué la possibilité d’écrire un livre m’avoue ne pas se sentir encore assez mûr pour écrire : « j’ai trop de haine encore… et je n’écrirais pas un roman ou une autobiographie, j’aurais plus envie d’écrire un livre sur les français, sur ce qui se trame derrière leur dos. Il m’explique que le Général De Gaulle a écrit trois livres vers l’âge de soixante ans, il pense qu’avec cette maturité, cette expérience de la vie, on peut » écrire avec plus de franchise », et de conclure : « ça me laisse encore un peu de temps ». Jean précise cependant qu’il préférerait l’enregistrement sur magnétophone à l’écriture : « j’enregistrerais toutes mes idées… ».

Après une nouvelle parenthèse sur des questions de politique en lien avec la haine qu’il éprouve encore en lui, il poursuit : « je ne veux pas que mon écriture soit la vérité d’un instant ; ce n’est pas l’être humain ça, c’est un flash… j’aime prendre des notes, j’ai pris des notes sur toute ma vie… des repères… ça permet de transposer le moment véritable… je mémorise énormément… c’est l’après coup qui compte dans l’écriture… ce que j’écris sur le moment, c’est pas forcément ce que je pense profondément ».

Jean m’explique encore que ce qui facilite ses prises de notes, c’est aussi son goût de l’observation qu’il tient, pense-t-il, de sa famille nomade, qui a comme lui beaucoup voyagé. Il revient ensuite sur l’atelier d’écriture qu’il pense être une activité très importante pour les détenus, qui en dehors même de la médiation proposée permet d’avoir avec d’autres personnes des échanges moins superficiels qu’à l’habitude… Puis, citant chacun des autres participants de l’atelier, il se pose la question d’une éventuelle réinsertion de ceux-ci, il la pense très compromise pour tous, la prison ne visant pas paradoxalement, selon lui, à réinsérer les condamnés, mais au contraire à parfaire leur formation à la délinquance…

Jean estime avoir de la chance de posséder un logement, une retraite : « la sortie ne posera pas de problème ». Il croit beaucoup au facteur chance, il pense avoir eu toute sa vie beaucoup de chance ; en 1944, le bombardement de la ville de St Etienne l’a épargné, de même lorsqu’il s’est engagé à 18 ans dans l’armée de l’air, il n’a pas eu à combattre dans le conflit algérien…

Jean associe ensuite sur la charge dangereuse que peut contenir la chose écrite : « Un livre de vérité, c’est souvent explosif… je ne veux pas assassiner les gens… il faut faire gaffe avec l’écriture… ça peut amener quelqu’un à se tirer une balle dans la tête… ».

J’ai plus tard réalisé combien je m’étais protégée moi-même ; j’avais été frustrante, sevrante pour Jean, me contentant de répondre à ses questions par des sourires, m’esquivant très souvent pour résister à son envahissement. C’est que d’emblée j’avais décidé de ne pas me laissait séduire par ces détenus qui m’avaient dans un premier temps – lors de ma recherche de DEA – tellement fascinée que mes processus de pensée s’en étaient trouvés paralysés. Ma pensée pouvait-elle faire l’objet d’un « hold-up » ? Le caractère intrusif des questions de Jean, sur ma vie personnelle, mon caractère, mes goûts… me sollicitant exagérément, je ressentais qu’il y avait autant de séduction dans sa manière d’être que de volonté de prendre ma place ou plutôt de venir s’enfermer à l’intérieur de moi. Cette peur d’être phagocytée tout comme la crainte d’un rapt de la pensée, ne renvoyait-elle à une figure maternelle primaire envahie par les excitations et projections de son nourrisson et incapable de les détoxiquer ? J’ai été ainsi amenée malgré moi à répéter la faillite maternelle première.