1.1.2. Deuxième entretien avec Jean.

Après les salutations d’usage, Jean commence : « j’écrirai quelque chose ici… mais j’attendrai… ici, c’est l’école du crime… Il m’explique qu’il a été condamné à trois ans d’emprisonnement, sa responsabilité de chef d’entreprise ayant été engagée après arrestation d’un de ses transporteurs au Maroc pour trafic de stupéfiants. Je crois comprendre qu’il était lui-même parti faire ce voyage, qu’il s’est ainsi retrouvé en prison au Maroc, avant d’être jugé en France. Et de conclure : « j’aurai une dent contre la société… on recommence jamais sa vie, on continue… ».

Jean revient sur son histoire pour me dire son divorce, sa nouvelle compagne, ses deux fils ; l’un est coiffeur, l’autre, « c’est le gitan ». Il fait quelques digressions à propos du premier, manifestement celui avec lequel il a le plus de liens – c’est celui qu’il rencontre au parloir toutes les semaines – , qui « s’en voit avec les femmes, dans son salon de coiffure… y’en a qui un jour sont blondes, puis le lendemain elles veulent des mèches rousses et le surlendemain, faut les faire brunes… vous n’êtes pas comme ça, vous, vous les laissez naturels vos cheveux » dit-il, en considérant attentivement ma chevelure. Quelques semaines précédentes, à la fin d’une séance d’atelier, il m’avait fait remarquer que j’avais déjà des cheveux blancs, commentant « j’étais comme vous, j’en ai eu très tôt ! » A propos de son autre fils, il précise à ma demande qu’il est forain, qu’il possède un circuit de motos et se déplace de villes en villes au gré des foires.

Jean attaque ensuite le sujet de la réforme des prisons, me demandant ce que j’en pense… Comme je lui renvoie la question, il me dit, songeur : » ça laisse triste… le corps humain ne représente plus rien, y a que l’argent qui compte… même tuer quelqu’un ce n’est plus rien… C’est comme les gens au volant, ils ne sont plus du tout pareil… cette violence… la voiture… sa coquille… sa goutte d’eau… ». Je ne comprends pas cette allusion à l’eau, mais avant que je n’ai eu le temps de lui faire préciser sa pensée, il poursuit : « la vie c’est un théâtre guignol, les hôtels, l’argent… par la télévision on encourage tout ça… ». Il reprend alors son sujet favori, la politique.

Puis, comme à un moment, le sujet s’y prête, je l’interroge sur ses parents, il se contente de m’indiquer que son père était fonctionnaire à la SNCF, et que sa mère était couturière. Je sens percer une certaine émotion, comme de la gêne à avouer ses origines modestes. Il explique aussitôt : « je suis un autodidacte… j’ai un brevet de dessinateur industriel… ce n’était pas mon goût… mais ça m’a servi… non, j’étais fait pour le commerce, j’aimais le commerce… La vie n’est pas tracée… la vie est une gare de triage de la SNCF… y a en permanence des aiguillages… », puis me regardant avec un fragile sourire, lâche : » vous, c’est pareil, vous changez mon aiguillage… vous changez la vie de quelqu’un… en venant ici…  on est pas maître de sa vie… ».

Jean revient à l’écriture, m’expliquant les difficultés qu’il avait en orthographe : « c’était ma bête noire, quand j’étais petit… ensuite à 27 ans… quand j’ai créé ma société, j’étais bien obligé de dicter mon courrier… alors à force… ».

Puis,à nouveau il s’évade vers des pays lointains ; il me parle de l’Afrique qu’il dit connaître parfaitement, me cite de nombreux pays, s’arrête un instant sur la question de la démocratie nigérienne et des divers coups d’Etats militaires qui s’y sont succédés, tout en me prenant à partie, m’offrant dans le même temps de visiter avec lui quelques contrées lointaines « si vous allez au Nigeria, je pourrais écrire… vous faire connaître… je peux vous emmener en Pologne… ».

Jean semble d’ailleurs bien se réveiller d’un songe et mesurer l’écart d’âge entre nous puisqu’il commente après un silence : « Vous êtes jeune, vous avez de la chance… », et se ravisant aussitôt, « enfin non, pas obligé… l’arme la plus belle on s’en sert pas… mais on touche à des monopoles… il faut pas… ».

J’ai alors droit à un développement de quelques minutes sur le sujet – c’est un sujet qui ne m’intéresse pas, mais en même temps malgré l’effort que je tente pour suivre le fil de son discours je n’arrive à accrocher mon attention sur aucun élément, il me semble que les différents niveaux de sa pensée se chevauchent en permanence ou se télescopent : « J’ai vu 26 pays… j’aimerais bien en faire d’autres, c’est là que je trouve du plaisir… Quand je sortirai… je ne resterai jamais chez moi à regarder la télé… ou à rien faire dans un bureau ».

Le plaisir l’a, semble-t-il, fait associer sur le Sida ; il se lance encore dans un discours sur « le grand fléau des dix ans à venir », puis repart en Russie, pour me faire part de son point de vue sur l’économie du pays, son régime politique, ses relations internationales ; il prévoit à ce sujet un prochain « durcissement ».

Le temps de l’entretien étant écoulé, j’y mets fin en lui rappelant notre rendez-vous suivant. Comme lors de la fin de notre entrevue précédente, Jean s’empresse de se lever, très raide, son visage qui se fige à du mal à contenir la déception mêlée d’humiliation, montrant ainsi qu’il supporte mal que je le congédie, mais aussitôt, il se reprend et recompose un sourire résigné pour faire les quelques pas qui le reconduisent hors des grilles de l’UCSA. Je garde un instant devant moi, l’image de son regard triste et brillant.