1.2.1. Premier entretien avec Solam.

Je viens de remettre à Solam le livret de l’atelier d’écriture, il l’ouvre précautionneusement et en tourne les pages avec admiration, très vite il cherche à retrouver ses propres textes : « c’est impressionnant, surtout quand on voit son nom… c’est comme quand je prends un livre à la biblio et que je vois le nom de l’auteur ». Et comme il remarque les autres livrets posés sur le bureau, il pose la question de leur destinataire ; je lui explique comme je l’avais déjà fait lors de la dernière séance d’atelier d’écriture, que j’ai prévu un document pour chacun des participants de l’atelier, même pour ceux qui n’y sont venus qu’une fois, lui précisant que j’avais également remis un exemplaire avec leur accord à tous, à l’infirmière cadre qui m’avait aidée à mettre en place l’activité.

Je lui demande si finalement cela le dérange que d’autres personnes puissent lire ses textes, il me répond avec un large sourire : « non, c’est aussi fait pour être lu, on est des détenus, mais on a pas que des défauts, on est capable de faire des choses, on est capable de créer quelque chose ».

Je formule ensuite ma consigne d’entretien à laquelle il répond aussitôt : « On se sent pas en prison quand on écrit, on est plongé dans l’histoire, on est dans l’histoire… et ça dépend des thèmes aussi… Moi le thème qui m’a le plus déplu, c’est « l’amitié »… j’ai vraiment écrit avec la rage… j’ai eu tellement de déceptions… ». Quand je lui fais préciser ce qu’il entend par là, il m’explique que comme il l’a déjà écrit dans son texte, il ne croit plus à l’amitié. Puis il se ravise, précisant qu’il y croit, mais que vraiment c’est très rare, presque impossible, qu’on ne peut faire confiance à personne, que lui même a été trahi par un ami… Enfin, il commente : « on vit dans un système de plus en plus individualiste, on le ressent surtout quand on fait de la prison… après on y prend l’habitude… ça forge le caractère… ».

C’est alors que Solam m’explique qu’il en est déjà à sa deuxième incarcération, qu’il est prévenu et incarcéré depuis cinq mois pour vol à main armée. Il doit être jugé aux assises et craint le verdict des jurés qui selon lui risque d’être trop partial : « je ne me considère pas comme un délinquant… j’avais des dettes exorbitantes… je pouvais plus m’en sortir… ». Avant son incarcération, Solam avait un emploi dans les travaux publics, dans une « belle région », aujourd’hui il a l’impression d’avoir tout raté : « j’ai tout foiré… si je suis là, c’est bien que tout a foiré, la preuve ! »

Tout en parlant, Solam a repris entre ses mains le livret qu’il feuillette nerveusement : « je me suis inscrit à l’atelier parce que j’aime lire et écrire… je pense qu’y a des gens qui sont dans l’ignorance, c’est pour ça qu’y a des gens qui n’aiment pas écrire et lire… moi je préfère cultiver ma tête plutôt que mon corps… ça permet de s’en sortir dans n’importe quelle situation ».

Il m’apprend ensuite qu’il a deux frères et deux sœurs, tous mariés, sauf le petit dernier qui a 22 ans. Lui-même est âgé de vingt-cinq ans. Il dit penser souvent à sa famille qu’il trouve « formidable », qui souffre beaucoup pour lui, notamment sa mère qui ne comprend pas son acte : «  c’est pas dans nos gènes ce que tu fais, c’est pas dans nos traditions (Solam est d’origine maghrébine) ».

Il commente alors : « elle a pas tort, mais de nos jours on arrive pas à vivre avec le revenu minimum… l’état nous dope avec le RMI… ouais, c’est du dopage… tiens et ferme ta gueule !… c’est ça pardi… c’est tout ça qui m’a conduit à ça ». Et après un temps de réflexion, il conclut : « mais on est responsable de ses actes… et j’assume ».

Solam m’explique que désemparé par sa situation financière, il a décidé de « faire un braquage », sans pourtant avoir l’intention de causer un dommage à autrui : » l’arme était déchargée quand j’ai braqué… j’ai joué, j’ai perdu… y a un préjudice moral, d’accord… mais y a pire… les crimes contre l’humanité ne sont pas punis ! »

Il reconnaît pourtant une part de sa responsabilité : « c’est bête ce que j’ai fait… je n’arrive pas à contrôler mes pulsions… je suis impulsif… je regrette… », mais la révolte n’est pas loin : »  y a d’autres trucs plus intéressants… c’est plus intéressant d’escroquer l’Etat en étant plus intelligent qu’eux ! »

Solam est soudain pensif, son visage un instant animé par la rage se ferme, d’un ton très doux, il me dit : « elle est trop belle la liberté… elle a pas de prix… je préférerais mendier dehors, et rester libre !

Il constate amèrement qu’il en est pourtant déjà à sa deuxième incarcération, la première fois il a purgé une peine d’un an de détention. A ce propos, il revient sur le thème de l’écrit : « à l’époque, j’écrivais beaucoup de courrier… à tous les gens que je connaissais, j’envoyais des lettres, même s’ils me répondaient pas… maintenant non, par fierté je n’écris plus qu’à ceux qui m’écrivent… en fait je réponds… ».

Je l’invite à comparer courrier et écriture – en faisant référence à l’atelier –, il m’explique alors : « le courrier, c’est libre… alors que écrire, y a un thème imposé… c’est plus dur de se lancer… mais après je ne m’arrête plus ! »

Solam évoque ensuite le souvenir de son baccalauréat de français ; il n’avait pas obtenu une très bonne note à l’écrit, il se sentait trop inhibé, se jugeant incapable d’écrire dans un bon style. Plus à l’aise à l’oral, il avait pu rattraper sa note de français : « à l’oral, je m’exprime… à l’écrit ça va pas, parce que j’ai pas de style… je sais pas comment on acquiert un style … », et comme pour se donner une explication à lui-même, il ajoute : « peut-être parce que j’ai ma langue d’origine ».

Et aussitôt, il m’apostrophe, un petit sourire gêné sur les lèvres : « sincèrement, M’dame, qu’est-ce que vous en pensez, vous, de mon style, par rapport à ce que j’ai écrit… vous pouvez me dire si c’est bien… si j’ai un bon style, non… ?

Comme je lui réponds que je ne suis pas là pour juger de son style, il semble un peu déçu, mais ne manque pas de me donner son point de vue sur le sujet : « on ne doit pas écrire comme on parle… y a les métaphores, les images, les litotes, les métonymies… pour enrichir un style… c’est pas pour rien qu’on les a appris… ». Très fier, il marque un temps d’arrêt, et comme repris par une brusque inspiration, il repart sur sa lancée, me citant d’autres figures de styles et tropes, puis d’autres encore. J’ai l’impression que plus rien ne pourra l’arrêter, mais si, il s’épuise enfin ! Je reste un peu étonnée, acquiesçant par quelques mouvements de tête pour montrer que je l’écoute, cela semble le satisfaire puisqu’il enchaîne aussitôt : « Et les descriptions… ? C’est important les descriptions… moi j’adore lire les descriptions… j’essaye toujours d’en faire quand j’écris… la description, ça conduit au suspense ! ».

Il me cite alors un livre dans lequel l’écrivain décrit chaque objet longuement, pour d’après lui, ménager le suspense concernant l’identité de l’assassin : « vous comprenez », me dit-il, « pendant qu’on lit les descriptions … y a des pages et des pages… et bien ça fait du suspense, on est obligé d’attendre pour savoir qui est le coupable. C’est Les cheveux d’or… je m’en souviens, j’ai une mémoire photographique… j’arrive à me rappeler de certaines phrases… ». Et de conclure : » écrire, c’est un rêve ».

Solam commence le récit d’un film qu’il a vu récemment sur le petit écran ; l’histoire d’un avocat qui renonce à son métier, et qui parti se reposer sur une île déserte, va se retrouver en possession d’un manuscrit qu’il décide de faire publier à son nom. Mais en fait, le livre s’avère relater une histoire vraie qui fait de son auteur le principal suspect d’un crime. L’avocat devra donc retrouver le véritable criminel pour pouvoir se disculper. Solam me demande si j’ai regardé ce film, puis déçu par ma réponse, me dit qu’il a bien aimé cette histoire avant de conclure : « écrire, ça peut-être dangereux ! «

Solam développe plus avant cette idée de danger que recèle l’écrit en évoquant un livre intitulé Notre ami le roi, qui daterait d’environ cinq, six ans et qui, me dit-il, a été censuré. Il ne m’en dit pas plus sur ce sujet mais enchaîne : « y a des poètes qui ont fait de la prison à cause de leurs écrits …». Il tente de me citer quelques noms, mais il ne s’en souvient plus ; pourtant il a emprunté récemment un ouvrage à la bibliothèque : « Poètes en prison… je ne me souviens pas du titre exact… enfin, quand ils se trouvent en prison… poésie, poésie, poésie… ! ». Et Solam accompagne ses propos d’un geste très éloquent dont la trivialité n’est pas sans me heurter quelque peu.

Quand je mets fin à l’entretien, lui disant que nous nous reverrons la semaine prochaine, Solam manifeste son étonnement : « ah, ben j’avais pas compris que c’était plusieurs fois, alors y a plusieurs entretiens ? Et vos vacances ? Vous partez pas ? » Quand je lui réponds » pas pour l’instant » après lui avoir reprécisé le nombre d’entretiens, il s’exclame : « y a des gens qui pensent à nous… ça m’étonne ! ».