1.2.3. Troisième entretien avec Solam.

Solam manifeste par un grand sourire son plaisir de me voir : « J’ai cru que vous n’alliez pas venir… à cause de ce qui est arrivé... », puis exprime sa colère : « c’était dur… y nous ont serré pendant deux jours. »

Il m’explique ensuite qu’il se sent un peu nerveux car il est passé en Cour d’appel hier, et attend la décision du juge pour savoir si sa liberté provisoire est acceptée : « je suis dans l’attente… c’est une éternité jusqu’à vendredi ».

Le silence s’installe entre nous, Solam a visiblement du mal à le supporter, il se tortille sur sa chaise, et me lance des regards de noyé. Son malaise est communicatif, je n’arrive plus à penser ni à dire quoi que ce soit. C’est lui qui met un terme à la situation en m’interrogeant : « Vous n’avez pas de questions à me poser ?… parce qu’après… y a des blancs… et se regarder dans les yeux, c’est pas bon… c’est pas bon ».

Je profite de son intervention – j’ai finalement l’impression que c’est lui qui me tend une perche alors que je me noie –, pour revenir à l’écriture en le relançant sur le terme « blanc » : « et les « blancs » dans l’écriture ? ». Il saisit au vol ma question et enchaîne : » quand y a des blancs, c’est qu’il y a un manque d’idées… parce qu’y a pas de communication quand y a des blancs… ça dépend avec qui on est… on a peur de mal faire… une séduction par exemple… quand un homme et une femme seule… Il laisse sa phrase en suspens, le regard fuyant – il regarde ses chaussures –, il sent qu’il s’est laissé emporter sur une pente glissante. C’est que le silence produit aussi de l’excitation ! Alors, d’une voix découragée, où je sens percer une certaine agressivité, il lance : « j’ai l’impression d’avoir tout dit de l’écriture… vous m’avez fait parler de ma famille, de ma situation ici… en une semaine rien a changé... ».

Je me sens un peu coupable de cet emportement soudain, je comprends d’ailleurs sa détresse et je prends alors un temps pour lui expliquer que ces entretiens de recherche ne prévoient aucune question précise, afin de ne pas induire de réponses, que le thème en est « l’écriture en lien avec l’enfermement », mais qu’il peut choisir librement de parler de ce qu’il souhaite.

Apparemment rassuré par mes paroles, qui ont eu pour fonction de redéfinir le cadre de nos entretiens, Solam poursuit sur le thème de l’écriture : « L’écriture ça occupe le temps… ce qu’on essaye de faire en prison… la plupart ici écrivent… du courrier seulement… parce qu’il faut être assez calé pour écrire… à moins d’écrire comme en parle… tout dépend si on veut écrire que pour soi-même ou si on veut écrire pour d’autres… parce qu’alors, il faut que ça plaise… que ce soit pas mal interprété… »

Solam me parle ensuite d’un roman dont il a entendu parler il y a quelques années, par son professeur de français, écrit sans la lettre » e » ; il ne se souvient plus ni du titre, ni du nom de l’auteur – je lui dis alors qu’il s’agit d’un roman de Georges PEREC, La disparition.

De savoir que quelqu’un a pu écrire un tel ouvrage, l’impressionne beaucoup, cela lui semble un vrai tour de force : « certains n’avaient même pas remarqué… ils ont pas cherché à aller au plus profond de l’écriture… il a du mérite d’écrire ça… il a du mérite ! »

Solam m’explique encore qu’il n’arrive pas à lire en ce moment à cause de l’impatience qui le tenaille, de savoir s’il va ou non être libéré : « c’est stressant… je ne sais pas comment vous imaginez la prison mais c’est quelque chose de spécial… ils arrivent à nous avoir à l’usure… si la personne n’est pas assez forte, à l’intérieur, elle craquera. Moi, ce qui me fait tenir, c’est l’espoir, l’envie de réussir, la religion musulmane… je sais qu’il n’est jamais trop tard… mais ce qui me fait peur… c’est que le temps passe… ça passe trop vite… il faut savoir les apprécier… j’ai eu 25 ans hier… Je me considère pas comme les autres détenus… comme quelqu’un qui a envie de faire quelque chose, construire ma vie… Je n’ai pas envie de communiquer avec les gens de la prison… ils sont pas assez bien… je n’ai rien à apprendre d’eux… La vie, c’est comme un échiquier, il faut faire bouger les pions… et il y a beaucoup de principes à respecter… respect des autres… Y a ma fierté qui joue ici… ici, moins on te connaît, plus t’es en sécurité… »

Il m’énonce tout cela sur un ton très sûr, presque cassant. Pourtant, très vite, la plainte initiale revient : « Je n’arrive pas à bien m’exprimer, je perds de plus en plus de vocabulaire… ici, la discussion est très limitée… ça m’était déjà arrivé la première fois… et puis c’est vite revenu normalement, donc je m’inquiète pas trop ».

Solam me regarde de biais : « Pour que je parle librement, il faut vraiment que la personne fasse un avec moi… Y en aurait des choses à dire, mais trois points de suspension… je ressens de la méfiance… ».

Comme pour illustrer son propos, il me demande ce qui va « sortir d’ici » pour ma thèse. Je lui rappelle que je suis tenue à une obligation de discrétion, que pour respecter leur anonymat je modifierai le nom des personnes rencontrées.

Solam me fait alors part de son désir de choisir lui-même son pseudonyme, il insiste en me disant : « vraiment j’aimerais beaucoup ». Etonnée par cette réaction, mais la comprenant dans le même temps, je ne fais aucun commentaire, et lui laisse le temps de la réflexion.

Solam semble chercher quelques instants, mais je crois sentir, que très vite « ce blanc » devient trop long pour lui, et nouveau sujet d’angoisse ; en effet, il relève la tête, et avec une petite moue déçue, me dit : « je vais vous laisser le soin de choisir… parce qu’après tout, c’est votre thèse ».

Et aussitôt, il enchaîne pour conclure : « c’est tout, je crois qu’on n’a plus rien à se dire… », puis se ravisant : « …enfin… je sais pas… j’ai pas trop la pèche… y a des baisses de moral… j’ai pas trop la tête à ça… c’est un mauvais jour. »

Je le laisse partir, après l’avoir raccompagné jusqu’à la sortie du service.