Troisième séance

Trois participants arrivent à l’heure, ce jour là : Cyril, Birak et Solam.

En attendant les autres, ils fument une cigarette dans le hall. La porte est restée ouverte, ils bavardent de l’actualité en s’adressant parfois à moi. Ils me font part notamment d’une information qui les a beaucoup troublé : le suicide d’un détenu à la prison de Lisbonne au Portugal. J’avoue ne rien savoir de l’affaire, ce qui semble les décevoir un peu ; manifestement ils ont très envie d’échanger avec moi sur ce sujet.

Quand la séance commence (finalement, aucun autre participant n’est arrivé), Cyril, Birak et Solam décident d’improviser chacun un texte. Les trois textes s’avèrent radicalement différents. Birak nous lit le sien, très court :

‘Après la pluie il y a le Beau temps. cette expression se dit sur d’autre càs. Cet à dire après le Malheur, il y a le Bonheur. Après la pauvreté, là Richesse.’

La pauvreté de cet écrit me laisse silencieuse et triste. Je pense que ces quelques mots reflètent bien l’image frustre et morne que m’évoque la personne de Birak.

C’est ensuite au tour de Cyril de nous lire sa production :

‘Je me plaint d’être ici, enfermé sans pouvoir bouger. Mais qu’est-ce donc comparer à la perte d’un être cher ? Je sait à présent que la vie est truffée d’experiences plus dure les unes que les autres ! Quand la mort surgit de nulle part et vous frappe en plein cœur nul ne peut être aussi Malheureux. Une jeunesse gachée, un quart de vie de souffrance, interrompu par la maladie, est-ce une délivrance ? C’est à coup sûr une souffrance, qui ne s’éteint pas ! La mort si près de soi, sans pouvoir intervenir, sans même pouvoir dire un mot, là est ma souffrance. Parfois, je me dit pourquoi s’accrocher à la vie quand elle ne vous donne que de la souffrance Cet être que j’ai perdu, je ne le verrais plus jamais je ne lui parlerais plus jamais. C’est la fatalité, cette fatalité qui fait s’écroulé les hommes, même les plus durs.’

Je ne peux m’empêcher à l’écoute de ce texte d’imaginer que Cyril a tué un homme ; depuis la première séance d’atelier, je ressens une vive curiosité à propos de son histoire.

Solam a écrit une chanson, il nous demande s’il doit la lire ou la chanter. Je lui laisse le choix. C’est un hommage à la « muraille de Chine », célèbre HLM de la banlieue de St Etienne qui vient d’être tout récemment démolie :

‘Hommage à la muraille’ ‘Un jour à la télé’ ‘ils ont dit que notre quartier’ ‘qu’il fallait le détruire’ ‘puis jamais le reconstruire.’ ‘Chez nous à la muraille’ ‘n’y a pas que de la racaille’ ‘ils veulent la faire sauter’ ‘mais ils peuvent s’accrocher.’ ‘Les délires du quartier’ ‘seront à jamais gravés’ ‘vous pouvez vérifier’ ‘sur les murs des allées’ ‘c’est le quartier de notre enfance.’ ‘je le dis, je le pense’ ‘si vous voulez le raser’ ‘va falloir nous jeter.’ ‘Casser, ils reconstruiront’ ‘nos pères sont des maçons.’

Solam chante avec beaucoup de simplicité et de pudeur cette chanson ; nous sommes tous émus. A la fin, il nous avoue d’ailleurs : «  c’est le quartier de mon enfance… ça me fait beaucoup de peine ». Il nous explique que ces paroles ne sont pas de lui, il les a reprises, se les ait appropriées.

Entre temps, Jean, revenu du parloir, s’est joint à nous ; il a écouté Solam chanter. A ma demande, Solam, Birak et Cyril récapitulent pour Jean le début de la séance.

Birak propose ensuite un nouveau thème d’écriture : « la rue ». Chacun accepte le sujet et se met à réfléchir puis à écrire en silence.

Jean qui est assis à ma gauche, profite alors du silence du groupe pour me tendre dans un geste très ostentatoire un exemplaire de Lyon capitale, et sa voix soudain devenue douce et caressante s’adresse à moi comme si nous étions seuls : « Tenez, j’ai pensé à vous cette semaine… j’ai pensé que ça pouvait vous intéresser… c’est « le français comme on l’aime »… dedans, il y a des articles sur les ateliers d’écriture… vous pouvez le garder, je l’ai déjà lu, je vous le donne ».

J’accepte le journal, le pose sur la table en disant à Jean que je le regarderai plus tard, que nous continuons maintenant l’atelier, en groupe. Il semble un peu déçu que je ne fasse pas plus cas de son don – ou plutôt de sa personne – mais ne dit rien.

Les autres participants associent à partir du « français comme on l’aime » sur la langue française, puis partent dans une joyeuse évocation de saveurs gourmandes, de parfums, de souvenirs d’enfance.

Jean reprend alors sa place de leader en évoquant en connaisseur les émanations de fumées qui se dégagent lors des démolitions de bâtiments – il pense à la muraille de Chine – qui lui rappellent l’odeur caractéristique des bombardements. Il se remémore le souvenir d’une explosion qui avait eu lieu à St Etienne pendant la guerre et à laquelle il avait eu la chance d’échapper. Il s’exprime avec une assurance autoritaire. Les autres, qui n’ont pas l’âge d’avoir connu ces événements, l’écoutent respectueusement.

Cyril fait encore allusion à Tonton David, et à l’histoire de Nono et Fabien… J’apprends qu’il s’agit d’une chanson qui date d’une dizaine d’années déjà…, mais je n’en saurais pas plus.

Tandis que les participants se remettent à écrire, Jean tente bien encore quelques apartés mais en vain, à chaque fois je lui signifie que nous sommes là pour écrire et parler tous ensemble.  Dépité, il se résigne non sans me lancer quelques réflexions : « vous êtes trop gentille », « vous vous laissez trop faire avec eux… ».

Birak, qui n’a encore rien écrit, décide aujourd’hui d’utiliser le matériel mis à notre disposition pour exécuter des collages. Il feuillette sans grand enthousiasme quelques journaux, s’empare maladroitement des ciseaux et découpe quelques mots écrits sur papier rouge qu’il colle sur sa feuille blanche. Mais très vite, je le sens désemparé par ce nouveau moyen d’expression, il se plaint et me sollicite à plusieurs reprises : « je n’ai pas d’idées, je n’y arrive pas ! ». Comme un petit enfant ! Finalement, je viens vers lui pour l’encourager à poursuivre ; il me montre alors ses collages en déplorant : « je sais pas quoi écrire à côté, j’ai plus d’idées ». Comme je lui rappelle que c’est lui qui a choisi le thème de la rue, il me répond : « oui, je sais, mais j’y arrive plus ». Je sens qu’il est rassuré par ma présence physique à ses côtés, il aimerait manifestement que je reste là, à le « tenir » tout le temps de la séance. Comme je reprends ma place, désemparé, il décide finalement de copier textuellement le passage correspondant aux mots qu’il a découpés, et au-dessus du premier mot collé, il rajoutera Titre, au stylo bille.

Avant de présenter et de lire aux autres sa production d’une voix monotone et triste, il s’excuse d’un « j’ai pas été inspiré » :

Quand je demande à Birak ce qui a motivé son choix, il se montre incapable d’en dire quoi que ce soit : « C’est comme ça », marmonne-t-il en haussant les épaules. Comme personne n’ose un commentaire, Cyril se lance dans la lecture de son texte :

‘Laisse moi te conté L’histoire depuis que je suis gamin, ’ ‘avec ma clique, on habitait le même quartier’ ‘on est devenu copains. ’ ‘on devait avoir dix-ans a notre premier larcin.’ ‘allez taper des voitures dans le parking voisin’ ‘pour devenir plus tard, les daltons foreziens ’ ‘il doit y avoir une solution, oui ça J’en suis certain ’ ‘la rue mene les jeunes sur de droles de chemin’ ‘après l’école primaire, on est devenu collegien’ ‘stoppé la scolarité pour se prendre en main. ’ ‘notre affaire allait commencée dans la rue, sur le terrain’ ‘on avait pas d’argent, on s’en donnerait les moyens’ ‘en grandissant nous devenions de plus en plus malin. ’ ‘Taper les montain bike du magazin voisin’ ‘pour en avoir plein les poche de cet argent malsain.’ ‘il doit y avoir une solution, ça j’en suis certain’ ‘la pression mene les jeunes sur de droles de chemins. ’ ‘De cette vie, il fallait changer de crénaux ’ ‘Les gardes à vues, ça commence à être chaud. ’ ‘En plus, pour rien, il faut tapé plus haut.’ ‘un jour, un pote j’ai rencontre, il me dit qu’il a une affaire’ ‘à ne pas loupé , le braquage de Supermarché, là on allait touché’ ‘si je lui trouve une voiture pour se véhiculé, lui il trouve les petards, là on allait croquer’ ‘notre affaire on l’a faites et ça a mal tourné’ ‘plus d’un an après on s’est fait balancé’ ‘un beau matin, ils sont venus me serrér.’ ‘il doit y avoir une solution, oui j’en suis certain’ ‘Cette rue, nous mène trop souvent en prison ! ’

Cyril, comme Solam, reconnaît ne pas avoir entièrement écrit ce texte, il dit s’être inspiré d’une chanson pour décrire sa propre situation.

C’est ensuite Solam qui nous lit son texte intitulé La rue :

‘Mot de trois lettres ayant pourtant énormément de significations. Mais dans la prononciation on entend que deux lettres qui sont le R et le U. Certains qualifient ce mot de façon péjorative, d’autre le qualifie de façon positive. Personnellement, je pense que si la rue n’existait pas, Le monde serait pauvre dans la mesure où l’on acquiert énormément d’expérience. En effet, Socrates disait que le meilleur enseignement philosophique se trouve dans la rue et non dans des salles enfermées. Cependant, il faut bien signaler que les temps ont changé. En effet, une différence énorme éxiste entre la période de socrates et celle-ci. La rue est devenue synonyme de danger, insécurité, violence, drogue. Mais c’est aussi le refuge et le toit des sans abrits. Quand je dis le toit, je fais allusion au ciel. Beaucoup de choses ont abîmés la rue, surtout ce dernier siècle. On y trouve des mégots de cigarettes, Les pneus qui chauffent la chaussée. Le bruit, tout simplement abîme la rue : les Klaxons, les pots d’échappement. En fait, on ne respecte plus la rue : Les gens qui crachent, les chiens qui font leurs excréments, des personnes qui urinent, les tâches d’essence et oui certains individus font leur vidange dans la rue. ’

Jean nous lit à son tour les paroles de la chanson qu’il a intitulée Valse ; il précise qu’il en a également écrit la musique. En effet, sur la feuille qu’il me tendra en fin de séance je pourrai voir une portée musicale où s’inscrivent texte et notes :

‘ 3 /4 Valse’ ‘ Ma Rue Chante la nuit’ ‘ Elle chante pour ses amis’ ‘ Ceux qu’on appelle les Vieux’ ‘ qui ne sont pas des gueux’ ‘ Il existe la camaraderie’ ‘ Dans ce Monde de pourris’ ‘ Grâce à leurs Volontés’ ‘ on sent le Besoin d’Amitiés’ ‘ Ma Rue chante la Nuit’ ‘ elle chante pour la Vie’ ‘ Dans les Rues’

Ce texte déclenche une série de remarques de la part du groupe sur la question de la marginalité, les uns affirmant qu’il n’existe aucune fraternité dans la rue, que « c’est chacun pour soi », d’autres comme Jean défendant l’idée d’une possible solidarité.

« La vie, c’est un théâtre », commente Cyril.

Et Jean acquiesce comme en miroir : «Oui, le théâtre de la vie ».

Comme il reste encore du temps avant la fin de la séance, se pose la question d’un nouveau thème d’écriture ; je leur propose à partir des associations développées précédemment, d’écrire sur le souvenir d’une odeur d’enfance, proposition qui est immédiatement acceptée.

En les regardant écrire, je m’étonne intérieurement de leur bonne volonté, de leur calme, leur concentration.

Lorsqu’ils ont terminé, Solam comme souvent est impatient de nous lire son texte :

‘En 1985, j’étais en classe de CE2 et nous avions une visite médicale. Après cette visite médicale, il s’est avéré que j’avais un petit problème et il fallait que je le règle. Je devais régler ce problème car il me faisait mal. Alors mon père m’a pris un rendez-vous. C’était un mercredi après midi à 14h30. Nous nous dirigions vers la porte, nous sonnions et nous rentrâmes. Là j’ai sû que je ne reviendrai jamais dans cet endroit. L’odeur me plaisait mais me faisait énormément peur. C’est paradoxal mais j’aimais cette odeur qui me paralysait quand je la sentais. Devinez quelle était ma peur.’ ‘- « Devinez, devinez ! «, nous enjoint Solam en s’esclaffant. Il nous explique qu’il a pris la précaution de nous ménager du suspense, le suspense étant selon lui un aspect essentiel dans l’écriture. ’ ‘- « L’odeur de l’éther ? », propose Cyril. ’ ‘- « Non, c’est l’odeur de chez le dentiste !», s’écrie aussitôt le premier, trop impatient pour attendre plus longtemps les propositions d’autres participants. ’ ‘- « Ben, c’est l’odeur de clou de girofle », précise Birak. ’ ‘- « C’est un antiseptique », explique Jean, d’un ton savant. ’

S’ensuit alors un échange de propos entre ceux qui aiment le parfum de cette épice et ceux qu’elle incommode. Sollicitée personnellement, je leur dirai que j’aime beaucoup cette épice, qu’elle me rappelle aussi des souvenirs, notamment culinaires.

Nous écoutons maintenant Jean lire son texte :

‘L’odeur est une sensation indispensable à l’homme, elle grave ses souvenirs, ses gestes, ses pensées. L’homme ne peut pas vivre dans une pièce sans lumière, sans bruit, sans odeur. J’ai cotoyé des personnes mises au secret pendant des années et l’odeur était ce qui leurs manquait le plus. Exemple d’un film sur la déportation où l’on voit les detenus se transmettre un vieux ticket de Métro pour se Renifler l’odeur et dire : ça c’est Paris.’

Suivent quelques commentaires sur les relents d’égouts du métro parisien ainsi que sur les odeurs caractéristiques de la prison dont les détenus disent ne pas pouvoir se débarrasser.

Curieusement, Birak a choisi d’écrire sur une odeur d’égout de son quartier d’enfance :

‘Je me souviens quand j’étais petit j’avais à peu près 12 ans ou 13 ans. J’habitais dans un quartier qui s’appelais moulin combat. un trou perdu et chaque matin il y avait une sale odeur en cause de la Rivière et Les soir aussi. puis quand Les paysans passait avec leur tracteur pleins de foint. Je me disais c’est vrais que La Rivière de temps en temps elle dégage une odeur Mais je préférais quand même l’odeur du foint. et c’est en cause de ces odeurs que mes parents ont vite trouvé un appartement pour déménagé. Car des moment La Rivière ça sentait vraiment comme Les égouts.’

Quant à Cyril, c’est l’odeur du bout de pyjama lui servant de « doudou »,comme le dira immédiatement le groupe, qui lui revient en mémoire :

‘Je me souviens d’une chose qui m’a énormement destabilisé enfant, je n’avait pas de sucette, je n’avais, qu’un vieux bout de pyjama, que je frottait contre ma levre tout en sucant mon pouce et ce pyjama avait sa douceur et son odeur qui est encore au fond de mon cœur, mais un jour on l’a lavé et cette odeur c’est envolé depuis je l’avait oublié’

C’est l’heure de se séparer. Si ce temps passé avec les détenus me paraît toujours un peu long – malgré un intérêt certain, je ressens une certaine tension –, il semble qu’il n’en soit pas de même pour les participants qui tournent autour de moi et tentent de me retenir.

Ce matin, ils me font part des conditions difficiles de leur incarcération, en m’expliquant comment se déroule « la fouille à corps » qu’ils jugent déshumanisante ; j’apprends avec un étonnement que je ne leur dissimule pas, qu’ils doivent par exemple se placer nus au-dessus d’une dalle de verre pour être « contrôlés » avant et après le parloir… « Ils nous ont à l’usure », déplore Cyril. Et Jean de conclure : « c’est terrible ici, toutes les semaines se ressemblent ».