Introduction générale

« C'est le langage qui crée l'homme ».
J.L comte d’Ormesson

« Speech is so essential to our concept of intelligence that its possession is virtually equated with being human. Animals who talk are human, because what sets us apart from other animals is the “gift” of speech”.
P. Lieberman (1998)

Comme le mentionne Lieberman (1998), notre société a complètement assimilé le langage comme partie intégrante de l'être humain. C'est même l'un des éléments rassurants qui peut nous différencier des autres animaux. Si la communication n’est pas le propre de l’homme, le langage humain diffère ainsi de la communication animale en ce qu’il nous permet d’exprimer un nombre infini d’idées et de propositions se référant non seulement à l’ici et maintenant, mais aussi au passé, au futur et à l’abstrait. La communication animale est au contraire limitée à des messages simples tels que des cris d’alarme et des signaux à valence émotionnelle caractérisés par une structure peu complexe.

Alors d’où vient cette capacité unique qu’est le langage humain ? Le langage est-il inné ou a-t-il émergé d’autres fonctions déjà établies chez nos ancêtres ? Autrement dit, constitue-t-il en lui-même une adaptation ou un simple sous-produit d'autres évolutions cognitives indépendantes ?

Deux grands courants de pensée se dessinent. Le premier, influencé par les théories chomskiennes au sens large (Chomsky, 1966, 1972, 1986 ; Gopnik & Crago, 1991 ; Pinker, 1994, 1999), suppose que l’espèce humaine telle que nous la connaissons soit née d’une modification génétique survenue il y a environ 100 000 ans. Chomsky refuse ainsi la thèse d'une continuité entre les systèmes de communication animaux et le langage humain, en postulant que ce dernier soit apparu soudainement, sans forme intermédiaire. Autrement dit, l'acquisition du langage ne reposerait pas sur une instanciation de capacités cognitives plus générales. Pour Chomsky, les principes sous-tendant le langage, tels que la grammaire qu’il qualifie d’ « universelle », seraient au contraire innés (i.e. déterminés biologiquement), le cerveau étant équipé d’un module spécifique dédié au traitement du langage. Le langage serait donc, pour reprendre l’expression de Pinker (1999), un « instinct transmis génétiquement » : « Nous parlons comme nous voyons ; nous n’apprenons pas notre langue, elle est innée, inscrite dans notre biologie. » L’existence d’un « organe du langage » permettrait notamment d’expliquer pourquoi tout être humain est capable d'acquérir en un temps relativement court et sans effort apparent la langue de la communauté à laquelle il appartient.

Le deuxième courant de pensée privilégie une conception selon laquelle le langage se serait développé à partir de facultés cognitives pré-établies (Bickerton, 1990, 1995 ; Corballis, 1999, 2002, 2003, 2005 ; Rizzolatti & Arbib, 1998). L’apparition du langage au sens moderne du terme ne résulterait donc pas d’une mutation aléatoire mais de son avantage évolutif. Ce courant, contrairement aux théories chomskiennes, suppose l’existence de formes intermédiaires de langage ayant progressivement conduit jusqu’au nôtre. Pour certains, les groupes d’hominidés possédant un langage articulé sophistiqué, leur permettant d’exprimer des propositions abstraites ou se référant au passé, auraient peu à peu supplanté ceux qui ne possédaient encore qu’un protolangage. Le protolangage, défini par Bickerton (1990) par extrapolation à partir de l’observation des pidgins (i.e. langues émergentes de contact entre individus de communautés linguistiques différentes), est une forme d’expression consistant à assembler quelques mots dans un énoncé court, sans support grammatical (i.e. absence de mots grammaticaux, de marques de flexion et d’ordre défini). Le protolangage, vers lequel nous régressons spontanément dès que nous sommes en difficulté linguistique, est ainsi présenté par Bickerton comme un précurseur du langage, une sorte de capacité intermédiaire entre la communication spontanée des primates et le langage proprement dit, universellement pratiqué dans notre espèce. Il s’apparenterait au langage des enfants de 2 ans ou encore à celui que les primates non humains parviennent à maîtriser lorsqu’on leur enseigne la langue des signes. Bickerton (1990, 1995) propose donc que nos capacités linguistiques aient évolué en deux temps : d’abord, l’Homo erectus aurait communiqué au moyen d’une protolangue, développée il y a deux millions d’années. Puis, plus récemment, soit il y a environ 50 000 ans, ce protolangage se serait enrichi d’une syntaxe plus formelle ayant permis d’affiner la précision et la clarté de nos échanges (e.g. « empreinte de léopard » et «  danger » serait par exemple devenu « si tu vois une empreinte de léopard, sois prudent »). Cette hypothèse du protolangage est à l’heure actuelle la plus couramment admise.