I.1. Les arguments

Un premier argument en faveur de l’existence de liens étroits entre langage et motricité manuelle est apporté par la démonstration, chez les primates humains et non humains, de représentations corticales des mouvements manuels et oraux adjacentes, ou se recouvrant partiellement, dans les régions frontales et pariétales, à savoir le cortex moteur primaire (M1), le cortex prémoteur ventral (PM), le sillon intrapariétal et les aires pariétales inférieures (Cavada, 2001 ; Matelli & Luppino, 2001 ; Rizzolatti et al., 1988). En outre, les troubles apraxiques (i.e. troubles de la réalisation de gestes dirigés vers des objets ou de gestes symboliques) surviennent principalement suite à des lésions hémisphériques gauches, la co-occurrence avec les troubles aphasiques (i.e. linguistiques) étant fréquente (Bell, 1994 ; De Renzi et al., 1980 ; Goldenberg, 2001 ; Haaland et al., 2000). Alors, le fait de tirer la langue lors de la réalisation d’un travail manuel requérant une grande précision manuelle, co-activation des motricités manuelle et orofaciale retrouvée chez le chimpanzé (Waters & Fouts, 2002), est-il uniquement le fruit d’une organisation anatomique particulière, ou faut-il y voir les traces d’une fonction commune, vestige d’une communication tant manuelle que vocale ?

Les études comportementales s’étant attachées, depuis les années 70, à révéler les liens unissant les gestes et le développement précoce du langage fournissent un élément de réponse. Elles ont ainsi démontré que chaque évènement marquant du développement linguistique qui se produit entre 6 et 30 mois est précédé ou accompagné de gestes spécifiques (Bates & Snyder, 1987 ; Iverson et al., 1994 ; Iverson & Thelen, 1999 ; Locke et al., 1995 ; Masataka, 2001 ; voir Bates & Dick, 2002 pour une revue). D’abord, le babillage, caractérisé par la production de segments répétés de type consonne-voyelle (e.g. bababa) et se produisant entre 6 et 8 mois chez les nourrissons, s’accompagne de mouvements rythmiques de battement des mains (Locke et al., 1995 ; Petitto & Marentette, 1991 ; Petitto et al., 2001, 2004). Entre 8 et 10 mois, le développement d’une nouvelle capacité linguistique, la compréhension de mots, est corrélé à la production de gestes déictiques (i.e. gestes de pointage d’une entité dans l’espace environnant, McNeill, 1992 ; Bates, 1979 ; Bates & Snyder, 1987). Des études ont par ailleurs décrit un retard d’apparition de ces deux fonctions chez des enfants accusant un retard mental (syndrome de Williams et syndrome de Down ; Singer et al., 1997) ou un retard d’acquisition du langage parlé (Thal & Bates, 1988 ; Thal & Tobias, 1994), et chez des enfants cérébro-lésés (Dall’Oglio et al., 1994). Plus tard, entre l’âge de 12 et 18 mois, les enfants commencent à nommer les objets de leur environnement, et produisent parallèlement des actions simples associées à ces objets (e.g. porter une tasse à la bouche ; Iverson & Goldin-Meadow, 2005). Iverson et Goldin-Meadow (2005) ont notamment révélé que les gestes étaient produits en moyenne trois mois avant les premiers mots, suggérant que le développement du répertoire lexical de l’enfant dépende du répertoire gestuel préexistant. Les résultats d’études menées chez des enfants souffrant de retard mental (Singer et al., 1997), d’autisme (Happé & Frith, 1996) ou porteurs de lésions (Dall’Oglio et al., 1994 ; Marchman et al., 1991) ont là encore rapporté que la production des mots ne se développe qu’une fois que les gestes correspondants ont été produits. Ensuite, dès l’âge de 18 à 20 mois, les premières combinaisons de deux mots sont formées, précédées ou accompagnées d’associations de gestes et de mots isolés (e.g. pointage lors de la dénomination ; Goldin-Meadow & Butcher, 2003 ; Iverson & Goldin-Meadow, 2005 ; Shore et al., 1984). L’âge auquel les enfants produisent ces associations de gestes, à caractère informatif supplémentaire plus que complémentaire, et de mots prédit d’ailleurs l’âge auquel ils produiront leurs premières combinaisons de mots (Goldin-Meadow & Butcher, 2003 ; Iverson & Goldin-Meadow, 2005). Une « explosion » de la grammaire survient enfin vers l’âge de 24-30 mois, corrélée à la capacité des enfants à se remémorer ou à imiter des séquences arbitraires d’actions manuelles (Bauer et al., 1998, 2000). 

En résumé, avant le développement des capacités linguistiques, les gestes se présentent d’abord comme le moyen pour l’enfant de communiquer l’information qu’il ne peut exprimer verbalement (Iverson & Goldin-Meadow, 2005). Ils viennent ensuite accompagner les premiers mots, fournissant une information redondante à celle donnée oralement (e.g. pointage vers un objet tout en le nommant), mais aussi supplémentaire (e.g. pointage vers un objet tout en produisant le mot « donne » ; Goldin-Meadow, 1999). Iverson et Goldin-Meadow (2005) ont alors suggéré que les gestes facilitent l’apprentissage du langage : le développement gestuel ne précèderait pas seulement, mais prédirait aussi le développement linguistique.

Mais comment les gestes peuvent-ils faciliter l’apprentissage ? Comment expliquer le fait, par exemple, qu’un instituteur, qui produit des gestes lorsqu’il apprend une tâche à ses élèves, a de grandes chances de les voir produire eux-mêmes ces gestes et apprendre plus facilement à résoudre cette tâche (Singer & Goldin-Meadow, 2005) ? Goldin-Meadow et Wagner (2005) ont formulé l’hypothèse selon laquelle les gestes et la parole seraient ancrés dans un système de communication unique, dans lequel la production de gestes accompagnant la parole allègerait la charge cognitive, les ressources pouvant alors être allouées à d’autres tâches. Confortant cette hypothèse, des études ont démontré que le pointage améliore les performances des enfants lors de tâches verbales de comptage (Alibali & DiRusso, 1999 ; Graham, 1999), mais aussi que les performances de rappel de mots sont meilleures chez des enfants (mais aussi chez des adultes) ayant expliqué un problème mathématique en produisant des gestes par rapport à ceux qui n’en produisaient pas (Goldin-Meadow et al., 2001).

L’ensemble de ces données recueillies auprès des enfants suggère donc que gestes et langage partagent des liens étroits, témoins probables de l’existence d’un système précurseur commun aux motricités manuelle et orofaciale. Dans ce sens, les gestes ne formeraient pas simplement une composante accessoire du langage, mais au contraire, « ils serviraient de repère sur la route du langage, tant aux points de vue ontogénique que phylogénique » (Goldin-Meadow, 1999).

Mais si la production gestuelle est corrélée au développement linguistique au cours de l’enfance, les gestes jouent-ils également un rôle à l’âge adulte, lorsque les performances verbales sont établies ? Les études comportementales menées chez les adultes sains et cérébro-lésés ont permis d’apporter une réponse affirmative à cette question (Driskell & Radtke, 2003 ; Goldin-Meadow, 1998 ; Goldin-Meadow et al., 1992 ; Iverson & Goldin-Meadow, 1998 ; Perry et al., 1992). Aussi est-il surprenant de constater que deux personnes non-voyantes présentent de tels comportements moteurs au cours d’une conversation, alors même qu’elles sont parfaitement conscientes que l’autre ne peut accéder à ces stimuli visuels (Iverson & Goldin-Meadow, 1998). Ces observations suggèrent que l’expérience visuelle des gestes d’autrui ne soit pas nécessaire à la production des gestes coverbaux, mais qu’au contraire, ces gestes soient ancrés dans les processus linguistiques (McNeill, 1992). Les études ayant comparé le langage oral et la langue des signes pratiquée par les personnes malentendantes rapportent également des liens étroits entre gestes et langage. Ainsi, des déficits de traitement de la langue des signes ont été observés suite à des lésions des régions connues pour être impliquées dans le traitement du langage oral (i.e. régions frontales inférieures et temporales supérieures gauches ; Hickok et al., 1996, 1998 ; Poizner et al., 1987). Des activations corticales communes, latéralisées à gauche, ont également été mises en évidence lors de la perception de la parole chez les locuteurs sains et des gestes composant la langue des signes chez les sourds (Corina et al., 1992 ; McGuire et al., 1997 ; McSweeney et al., 2002 ; Neville et al., 1998 ; Soderfeldt et al., 1997). Etoffant ces données, des études ont révélé que les enfants nés sourds de parents entendants, non exposés à la langue conventionnelle des signes, inventent un système de communication gestuelle qui possède les propriétés fondamentales du langage oral, mais qui diffère des gestes spontanés utilisés par leurs mères pour communiquer avec eux (Goldin-Meadow & Feldman, 1977 ; Goldin-Meadow & Mylander, 1983, 1998). L’émergence spontanée d’un langage basé sur les signes chez les personnes sourdes suggère donc que la communication gestuelle soit aussi « naturelle » chez l’homme que le langage oral (Corballis, 2005). Corroborant cette hypothèse, les nourrissons nés sourds ou entendants exposés très tôt au langage des signes passent par les mêmes étapes d’acquisition que les enfants qui apprennent à parler, « babillant » silencieusement avec leurs mains (Petitto & Marentette, 1991 ; Petitto et al., 2001, 2004). Selon Goldin-Meadow et ses collègues (1996, 1999), les gestes manuels acquerraient donc des propriétés grammaticales spécifiques au langage uniquement lorsque la communication orale serait abolie (i.e. langue des signes conventionnelle chez les sourds, et système gestuel non conventionnel chez les enfants sourds nés non exposés à un modèle de langage). A l’inverse, les gestes associés à la parole n’auraient que peu de valeur communicative propre, mais permettraient d’exprimer les pensées et idées non facilement verbalisables des locuteurs. Cette interprétation s’inscrit dans le débat suscité depuis quelques années quant à la fonction communicative ou non des gestes coverbaux lors de la compréhension du langage. Pour certains en effet, les gestes et le langage seraient intimement corrélés, de sorte que les premiers influenceraient la perception du second, même aux stades les plus précoces du traitement (Kelly et al., 1999 ; Kendon, 1994 ; McNeill, 1992). Pour d’autres en revanche, les deux fonctions reposeraient sur des systèmes indépendants, arguant que la relation gestes-langage soit triviale, les gestes n’apportant qu’un supplément d’information une fois les stimuli verbaux traités (Feyereisen et al., 1988 ; Krauss, 1998 ; Krauss et al., 1991, 2000). Un certain nombre d’études est toutefois venu supporter la première interprétation, en rapportant une influence de la perception de gestes coverbaux sur la compréhension verbale (Alibali et al., 1997 ; Driskell & Radtke, 2003 ; Goldin-Meadow et al., 1992 ; Kelly & Church, 1997 ; Kelly et al., 2004 ; McNeill et al., 1994). Il semble donc que le destinataire d’un message se base à la fois sur la production verbale et les gestes de son interlocuteur pour le comprendre (McNeill, 1992).

Si la question des liens entre gestes et compréhension du langage reste encore controversée, l’influence de ces comportements moteurs sur la production verbale fait en revanche l’objet d’un consensus. Des études ont en effet démontré que la production de gestes affectait la production linguistique, à la fois chez les sujets sains et chez les patients aphasiques (Beattie & Coughlan, 1999 ; Beattie & Shovelton, 2000 ; Driskell & Radtke, 2003 ; Hadar et al., 1998 ; Kelly et al., 2004 ; Morsella & Krauss, 2005 ; Rauscher et al., 1996). Rauscher et collègues (1996) ont par exemple examiné les performances de participants sains devant décrire des images se référant à des actions, alors qu’ils étaient autorisés ou non à produire des gestes manuels durant leur explication. Ils ont démontré une diminution de la fluence verbale lorsqu’aucun geste n’était réalisé, suggérant que l’absence de gestes rende l’accès lexical plus difficile. Cet effet était d’ailleurs similaire à celui observé lorsque la tâche de récupération lexicale était rendue plus complexe en demandant aux sujets de produire des mots rares ou inhabituels. Confortant l’idée d’une corrélation forte entre gestes et récupération lexicale, une récente étude a mis en évidence une augmentation de l’activité électromyographique (EMG) des muscles de l’avant-bras lors de l’identification de mots concrets à partir de leurs définitions (Morsella & Krauss, 2005). Sur le plan neuropsychologique, Hadar et al. (1998) ont rapporté que les patients aphasiques souffrant principalement de déficits de production verbale tendaient à produire plus de gestes que les sujets sains lors d’une tâche de description d’images. Autrement dit, le déficit lexical s’accompagnait d’une augmentation compensatoire de la production de gestes, suggérant là encore que les gestes assistent la récupération lexicale. Hanlon et al. (1990) ont quant à eux décrit une amélioration des performances de patients aphasiques dans une tâche de dénomination d’images, lorsque ces patients étaient entraînés à produire des gestes de pointage vers ces objets avant de les nommer. L’ensemble de ces résultats suggère donc que la production de gestes coverbaux facilite la récupération lexicale en mémoire, hypothèse confortée par le fait que nous tendons généralement à exécuter de nombreux gestes en cas de difficultés à produire rapidement un mot (e.g. phénomène du mot « sur le bout de la langue » ; Butterworth & Beattie, 1978 ; Christenfeld et al., 1991 ; Dittmann & Llewelyn, 1969 ; Freedman & Hoffman, 1967 ; Hadar & Butterworth, 1997).

Les études menées chez les enfants et les adultes révèlent donc que les gestes spontanés produits lors de tout échange verbal constituent des entités à part entière de la conversation et non simplement des accessoires, « fossiles comportementaux ayant été supplantés par le langage oral » (McNeill, 1992). Ces gestes coverbaux, dont la fonction communicative est encore controversée, jouent en effet un rôle capital dans le développement du langage chez l’enfant, mais aussi dans le traitement des stimuli linguistiques à l’âge adulte. Comme l’a suggéré McNeill (1992), « ignorer les gestes serait comme ignorer une partie de la conversation ». L’homme serait donc prédisposé à communiquer avec des gestes manuels, renforçant l’hypothèse qu’une communication manuelle ait précédé l’apparition du langage oral. Dans la suite, nous présenterons les fondements de cette hypothèse, et particulièrement le scénario d’évolution proposé par Corballis (1999, 2002, 2003).