I.2. Evolution du langage à partir des gestes manuels

Bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité auprès des linguistes et des anthropologues, probablement en raison du fait que nous ne possédons pas de preuve directe que nos ancêtres communiquaient avec des gestes, l’idée que le langage humain au sens moderne du terme ait évolué à partir des gestes manuels n’est pas récente et a été proposée maintes fois (Armstrong, 1999 ; Armstrong et al., 1995 ; Corballis, 1992, 1999, 2002, 2003, 2005 ; Hewes, 1973 ; Kimura, 1993). Ainsi, Bonnot de Condillac, philosophe français (1715-1780), suggérait déjà au 18ème siècle, qu’un « langage naturel » ait été progressivement transformé en une « langue d’action ». Un cri perçant provoqué par la présence d’un prédateur (langage naturel) serait associé à la présence de ce prédateur et reproduit hors de son contexte pour évoquer chez un congénère l’image mentale du prédateur (langue d’action). Hewes (1973) a repris cette hypothèse et suggéré que la transition du langage gestuel au langage parlé, provoquée par le rythme accéléré de croissance culturelle, se soit produite tardivement au cours du paléolithique moyen, soit il y a une bonne centaine de milliers d'années (ceci impliquerait donc que Néanderthal et les premiers Homo sapiens sapiens aient utilisé essentiellement des systèmes de communication gestuels).

Mais comment expliquer que le langage parlé ait évolué à partir de la motricité manuelle et non des vocalisations ? Pour Corballis (1999, 2002, 2003), le meilleur contrôle cortical des mouvements manuels que des vocalisations chez les primates non humains aurait constitué une pré-adaptation des hominidés à communiquer avec leurs mains. Aussi, bien que les singes puissent adapter leurs cris en fonction de la situation (Cheney & Sefarth, 1988 ; Hauser et al., 1993), il y a fort à penser que ces comportements ne soient pas sous contrôle volontaire, mais reflètent simplement les variations de leur état émotionnel (Tomasello & Call, 1997). Corballis cite ainsi Goodall (1986) pour qui « la production de sons en l’absence d’état émotionnel approprié semble être une tâche impossible à réaliser chez les singes ». Ceci expliquerait notamment les échecs répétés des tentatives des chercheurs à apprendre à parler aux singes (Hayes, 1952 ; Terrace et al., 1979), en opposition aux meilleures performances obtenues lorsqu’on leur apprenait à communiquer avec des signes manuels ou encore des symboles visuels (Gardner & Gardner, 1969 ; Miles, 1990 ; Patterson, 1978 ; Savage-Rumbaugh et al., 1998 ; Terrace et al., 1979). Savage-Rumbaugh et ses collègues (1993 ; Savage-Rumbaugh & Lewin, 1994) ont toutefois rapporté le cas du fameux singe Kanzi, capable d’utiliser un clavier composé de signes verbaux arbitraires ou « lexigrammes », et même de comprendre quelques mots de la langue anglaise, alors que les chercheurs avaient vainement tenté d’enseigner ces tâches à sa mère. Si les auteurs suggèrent que Kanzi ait développé une sorte de syntaxe, ils soulignent néanmoins que celle-ci, très rudimentaire, n’ait rien en commun avec la syntaxe gouvernant les règles de production de notre langage.

Les primates non humains ne peuvent donc contrôler volontairement leurs vocalisations ; en revanche, ils utilisent un répertoire large de gestes manuels dans la vie sauvage mais aussi en captivité (Tanner & Byrne, 1996 ; Tomasello et al., 1997), ces gestes impliquant pour la plupart des échanges interindividuels. En ce sens, ils peuvent donc être considérés comme proches du langage humain, en regard de leurs vocalisations qui ne sont pas spécifiquement dirigées vers autrui. Ces vocalisations diffèrent par ailleurs du langage en ce qu’elles véhiculent uniquement des émotions et états motivationnels liés à l’ici et maintenant (sous contrôle des aires cingulaires), s’apparentant plus à nos propres vocalisations, telles que rires, pleurs ou cris, qu’aux mots que nous utilisons pour communiquer. Au vu de ces données, Corballis (2002) a alors suggéré que l’ancêtre commun des hommes et des chimpanzés possédait un répertoire fixe de cris, probablement similaire à celui des singes d’aujourd’hui, mais que ces cris n’auraient pas constitué une base solide à l’émergence de la communication intentionnelle. Au contraire, le système gestuel, plus flexible, aurait pu, au cours de l’évolution, remplir cette fonction chez nos ancêtres. Plus précisément, Corballis insiste sur le fait que ce système gestuel ne constituait pas une adaptation en soi à la vie des primates non humains, les mains étant principalement utilisées pour la locomotion, le maintien de la posture et la vie dans les arbres. Mais il aurait joué un rôle capital chez les premiers hominidés dont les mains auraient été libérées de la locomotion grâce à la bipédie. Ainsi, au moment de la séparation entre les lignées des hominidés et des primates non humains, datant approximativement de 4 à 6 millions d’années, la bipédie serait apparue chez l’homme, accroissant l’opportunité de s’exprimer avec des gestes manuels. Les gestes manuels auraient alors constitué un moyen pratique de montrer un objet ou évènement, le mouvement de pointage étant, encore aujourd’hui, le premier geste produit par les nourrissons. La bipédie aurait également pu élargir le répertoire préexistant des gestes, ayant conduit Donald (1991) à suggérer que la communication des premiers hominidés était basée sur le mime. Cet appariement entre production et perception des gestes, tout autant que la préadaptation au contrôle volontaire des membres supérieurs, constitueraient alors des éléments favorisant le développement d’un système de communication intentionnelle manuel plutôt que vocal chez nos ancêtres.

Le « saut » de la main à la phonation aurait ensuite nécessité, outre les adaptations mentionnées au début de cette introduction (i.e. augmentation de la taille du cerveau, abaissement du larynx etc.), un contrôle intentionnel des vocalisations, que Corballis attribue au développement de l’aire de Broca, l’une des régions cérébrales de production du langage. Confortant cette hypothèse, Holloway (1983) a rapporté l’existence, chez l’Homo habilis vivant il y a environ 2 millions d’années, d’une asymétrie d’une région du lobe frontal correspondant à l’aire de Broca en faveur de l’hémisphère gauche, dominant du langage. Comme l’avait déjà mentionné Hewes (1973), un point quelque peu problématique reste pourtant à élucider : pourquoi, à un moment donné de l’évolution, les vocalisations ont-elles prédominé et donné naissance à un langage parlé ? Corballis cite pour premier avantage la nécessité de communiquer dans le noir, à de longues distances ou encore en l’absence de contact visuel direct avec autrui (mais voir Dunbar, 2003, pour une discussion). Mais nos ancêtres auraient surtout pu apprendre verbalement à leurs congénères comment fabriquer et utiliser les outils tout en mimant les actions correspondantes, donnant probablement naissance à une pédagogie sophistiquée. Cet abandon des gestes manuels à des fins de communication aurait alors été compensé par une implication croissante des gestes orofaciaux dans cette fonction. Ces gestes orofaciaux se seraient ensuite progressivement enrichis de sons vocaux, permettant de distinguer des gestes identiques et donc d’augmenter le répertoire des individus. Enfin, le langage parlé aurait totalement remplacé les gestes manuels et orofaciaux en tant que moyen de communication, et serait devenu autonome de sorte que nous puissions communiquer sans contact visuel direct, comme à la radio ou au téléphone (Corballis, 1999). Comme nous l’avons mentionné dans la première partie de ce chapitre, la composante motrice manuelle initialement dévolue à la communication persisterait toutefois, nos échanges verbaux étant ponctués de gestes à caractère informatif (Goldin-Meadow, 1999). Par ailleurs, Corballis (2002, 2005) suggère que l’émergence de la parole constitue plus une invention culturelle qu’une adaptation biologique transmise génétiquement. Il est ainsi probable qu’elle soit apparue de manière graduelle en Afrique après la naissance de l’Homo sapiens sapiens il y a 170 000 à 50 000 ans. Ces Hominidés, forts de leur technologie sophistiquée, auraient alors migré en Europe, conduisant à l’extinction des Néanderthaliens. Cet avantage technologique leur aurait été conféré, non par une augmentation de la taille du cerveau ni par une intelligence supérieure, mais par le passage d’un langage manuel à un langage oral, grâce auquel ils auraient pu fabriquer de leurs mains des armes et des outils, et apprendre verbalement l’utilisation de ces outils à autrui.