II.1.2. Les neurones miroir

La deuxième classe de neurones visuo-moteurs de F5 décharge non seulement lorsque le singe exécute des actions, mais aussi lorsqu’il observe un autre singe ou même l’expérimentateur effectuer la même action (di Pellegrino et al., 1992 ; Gallese et al., 1996 ; Rizzolatti et al., 1996a). L’action observée semblant refléter, comme dans un miroir, la représentation motrice de la même action chez l’observateur, les auteurs ont donné à ces neurones le nom de « neurones miroir ». Ainsi, lorsqu’un morceau de nourriture ou un objet quelconque est saisi par l’expérimentateur devant le singe, une décharge des neurones miroir, similaire à celle observée lorsque le singe saisit lui-même la nourriture ou l’objet, se produit (Figure 2.2.a). Contrairement aux neurones canoniques, la simple présentation d’objets tridimensionnels ne suffit pas à activer les neurones miroir, suggérant qu’ils soient particulièrement sensibles à l’interaction directe entre la main et l’objet. Enfin, si les premières études ont rapporté une absence de réponse des neurones miroir lors de l’observation de la saisie d’un objet avec une pince (Gallese et al., 1996 ; Rizzolatti et al., 1996a ; Figure 2.2.b), une étude récente est venue nuancer ces résultats en démontrant que les neurones miroir répondaient à l’observation d’actions réalisées avec un outil en contrepartie d’un entraînement suffisamment long des singes à observer ces actions (Ferrari et al., 2005). Il faut enfin noter que des neurones « mirror-like », possédant les mêmes propriétés visuelles que celles des neurones miroir mais pas de propriétés motrices, ont également été décrits (Gallese et al., 1996). Aussi ces neurones répondent-ils à l’observation de mouvements réalisés par un congénère ou l’expérimentateur, mais ne sont pas activés lorsque le singe effectue lui-même ces actions.

Figure 2.2 : Réponses visuelle et motrice d’un neurone miroir.
Figure 2.2 : Réponses visuelle et motrice d’un neurone miroir.

Les conditions expérimentales sont représentées dans la partie supérieure de chaque panneau. La partie inférieure représente les « rasters » correspondants ainsi que les histogrammes de réponse aux stimuli.Les rasters correspondent aux décharges neuronales (un point désigne un potentiel d’action) au fil des essais (axe horizontal). Ces rasters sont alignés avec le moment où l’expérimentateur touche la nourriture avec la main ou la pince (trait vertical). (a) L’expérimentateur saisit, avec la main, un morceau de nourriture placé sur la table devant le singe, et le tend au singe qui le saisit à son tour. Le neurone décharge lors de l’observation du mouvement de saisie, cesse de répondre lorsque la nourriture est déplacée jusqu’au singe et décharge à nouveau lorsque le singe effectue lui-même l’action. (b) L’expérimentateur saisit cette fois la nourriture avec une pince. La séquence des évènements est ensuite la même qu’en (a). Ici, le neurone ne décharge pas lorsque le singe observe l’action, mais est activé lorsque le singe réalise le mouvement (mais voir Ferrari et al., 2005). Pris de Rizzolatti et al. (2001).

Dans une série d’expériences visant à tester les propriétés visuelles « complexes » des neurones miroir chez le singe, Gallese et collaborateurs (1996) ont démontré que le mime d’actions (i.e. saisie en l’absence d’objet ou sans atteindre l’objet), ou encore les mouvements sans signification (e.g.. lever les bras) et à connotation émotionnelle (e.g. menacer les singes) n’activaient pas ces neurones. Ils ont également rapporté une décharge des neurones miroir lorsque le singe, ayant préalablement vu l’expérimentateur déposer un objet sur une table, saisissait cet objet dans le noir (sans contrôle visuel), écartant l’idée que l’activation des neurones résulte d’une activité purement visuelle liée à la vue de sa main en mouvement (Rizzolatti et al., 1996a).

Les auteurs ont par ailleurs démontré l’existence d’une congruence, plus ou moins prononcée, entre l’activité des neurones miroir lors de l’observation et de l’exécution d’actions (di Pellegrino et al., 1992 ; Gallese et al., 1996 ; Rizzolatti et al., 1996a). Selon le degré de congruence, on distingue ainsi les neurones « strictement congruents » et les neurones « congruents au sens large ». Les neurones miroir strictement congruents, représentant environ 30 % de l’ensemble des neurones miroir, possèdent des propriétés motrices et visuelles très spécifiques. Ils sont activés lorsque l’action exécutée et l’action observée sont purement identiques en termes de but (saisie ou manipulation) et d’atteinte de ce but (pinces de précision, avec les doigts etc. ; Figure 2.3.a). Les neurones congruents au sens plus large, constituant la majorité des neurones miroir (60 %), sont quant à eux recrutés sans que l’action observée et l’action exécutée soient parfaitement identiques. Certains, codant pour l’exécution d’un type spécifique d’action (saisie ou manipulation) avec un type particulier de pince (pince de précision ou avec les doigts ou à pleine main), déchargent lors de l’observation des mêmes actions (saisie ou manipulation) mais réalisées avec des pinces différentes (pince de précision et à pleine main ; Figure 2.3.b). D’autres sont activés à la vue de diverses actions (saisie et manipulation) alors qu’ils codent la réalisation d’un seul type d’actions (saisie ou manipulation). Enfin, la dernière catégorie de neurones congruents au sens large semble activée par le but de l’action observée quels que soient les moyens mis en œuvre pour la réaliser. Par exemple, ces neurones déchargent lors de l’exécution de mouvements de préhension manuels mais lors de l’observation de mouvements de préhension avec la main et la bouche par l’expérimentateur. Environ 10 % des neurones miroir ne présentent aucune congruence entre les actions exécutées et observées.

Figure 2.3 : (a) Exemple d’un neurone miroir « strictement congruent ». (b) Exemple d’un neurone miroir de saisie « congruent au sens large ».

(A) L’expérimentateur récupère, avec l’index, un morceau de nourriture placé dans un trou dans la table. (B) Le singe réalise la même action exactement de la même manière. (C) Le singe saisit cette fois la nourriture avec une pince de précision. En (A), les rasters sont alignés avec le moment où l’expérimentateur touche la nourriture (trait vertical). En (B) et (C), ils sont alignés avec le moment où le singe découvre la nourriture qu’il devra saisir (ouverture d’une boîte placée devant lui et dans laquelle est placé le morceau de nourriture). Notez que la décharge du neurone se produit lorsque les actions observée et exécutée par le singe sont strictement identiques. Si le type de pince utilisé pour réaliser le mouvement est quelque peu différent de celui utilisé lors de l’action observée, le neurone reste silencieux (C). (b) Exemple d’un neurone miroir de saisie « congruent au sens large ».(A) L’expérimentateur saisit un morceau de nourriture avec une pince de précision. (B) L’expérimentateur saisit la nourriture avec une pince « à pleine main ». (C) Le singe saisit le morceau de nourriture avec une pince précision. (D) Le singe saisit la nourriture avec une pince « à pleine main ». Lors de l’exécution des actions par le singe, le neurone miroir présente une très grande spécificité pour le type de pince utilisé. Lors de l’observation en revanche, la spécificité est moindre. Pris de Gallese et al. (1996).

Pour résumer les données présentées jusqu’ici, les neurones miroir constituent, avec les neurones canoniques, une classe particulière de neurones de l’aire F5 possédant des propriétés à la fois motrices et visuelles. Sur le plan moteur, les deux classes de neurones codent l’exécution d’actions spécifiques, telles que les mouvements de saisie avec la main ou avec la bouche, ayant conduit les auteurs à considérer F5 comme un « dictionnaire des actions ». Sur le plan visuel, alors que les neurones canoniques déchargent à la simple vue d’objets tridimensionnels, codant les aspects pragmatiques de l’action, les neurones miroir sont activés lors de l’observation d’actions dirigées vers une cible, codant le contenu de l’action. En outre, la majorité des neurones miroir présentent une sélectivité de réponse plus ou moins prononcée : les neurones strictement congruents ne déchargent que lorsque les actions observées sont en tout point similaires aux représentations motrices codées par les neurones, tandis que les neurones congruents au sens plus large répondent à l’observation d’un ensemble plus diversifié d’actions.

Les recherches ultérieures ont rapporté la présence de neurones miroir, outre dans F5, dans le cortex pariétal du cerveau simien, et plus particulièrement dans l’aire pariétale postérieure PF (aire 7b), située dans la partie rostrale du lobule pariétal inférieur (Fogassi et al., 2005 ; Gallese et al., 2002). Ces neurones possèdent les mêmes propriétés visuo-motrices que ceux décrits dans F5. Les aires PF et F5 étant connectées réciproquement (Rizzolatti et al., 1988), il a été proposé qu’elles appartiennent à un circuit de reconnaissance des actions. Ce circuit serait complété par le sillon temporal supérieur (STS), connecté à l’aire PF, et dont Perrett et ses collègues ont démontré qu’il était impliqué dans la reconnaissance des stimuli biologiques en mouvement (i.e. mains, visages ou corps tout entier ; Perrett et al., 1989 ; Perrett & Emery, 1994 ; voir aussi Jellema et al., 2002). De manière intéressante, la décharge des neurones du STS n’est présente que lorsque les mouvements de ces stimuli biologiques sont associés à des actions dirigées vers une cible, coïncidant ainsi avec les propriétés visuelles des neurones miroir. Certains neurones du STS répondent en effet à la vue d’une main saisissant un objet, et non lorsque la main se contente simplement d’approcher l’objet. La présence de propriétés visuelles et non motrices de codage des actions dans le STS n’est donc pas sans rappeler les propriétés des neurones « mirror-like » de l’aire F5, qui déchargent uniquement lorsque le singe observe, et n’exécute pas, des actions transitives.

Ces trois régions corticales chez le singe – F5, dans le cortex prémoteur ventral, PF, dans le cortex pariétal postérieur, et STS, dans le cortex temporal supérieur – à travers leurs propriétés fonctionnelles et leur connectivité, semblent donc former un circuit de codage des actions intentionnelles. Mais quel est le rôle fonctionnel des neurones miroir ?